Votre panier est vide.

FRAIS DE PORT:   

TOTAL:   

    
About Walden
ou, Lost in the words
Alain Giorgetti

Je devaisécrire quelque chose à propos de Walden. Je l’avais promis. Mais j’ai dû partir. J’ai dû faire ma valise, fermer mon cœur et la porte derrière moi. Dehors le monde était devenu immonde. Je l’avais noté quelque part : Pourquoi l’auteur ne parle-t-il pas plus d’Ulysse ? Il parle bien d’Homère, notamment à propos du livre, doré sur tranche, qu’un visiteur indélicat lui aurait dérobé. Mais d’Ulysse, de Pénélope, d’Argo ? Et de toutes ces larmes, versées de part et d’autre. Dans un sens et son contraire tel un tissu de verre où se mirent en transparence tous les reflets de l’âme humaine ? Je ne m’en souviens pas. Je ne m’en souviens plus. Il y a pourtant des points communs, des courants souterrains qui serpentent parmi les dix-huit chants de cette vie dans les bois. Le rythme cyclique, l’alternance des rencontres, la chaîne des causalités, les saisons. À travers l’exil, l’odyssée accélérée, la nostalgie des paysages, nombre d’épisodes pourraient être lus en parallèle. Par exemple le fait que Walden ne soit peut-être, finalement, qu’un lent livre du deuil. Un seuil à franchir plusieurs fois afin de pouvoir rentrer chez soi. À cette époque, le corps et l’esprit de Henry David Thoreau sont hantés par les mânes de son frère disparu. Leurs courses à travers bois, leurs escapades au long de la rivière, leurs haltes au clair de lune. Thoreau n’était pas un grand voyageur. Un aventurier de plus modeste, des petites choses qu’égrène le chemin. Il aime la succession des temps courts qui se répètent, s’allonge avec les ombres et finissant par durer. Il goûte le sarclage des heures et du tic-tac de la pluie sur sa vitre. Et il n’y a bien sûr aucun hasard au fait qu’il ait pu être arpenteur de métier. Le géomètre voit le monde à travers une grille, alors que le voyageur la fuit. La fuyait devrait-on dire, car il n’y a plus de voyageurs dignes de ce nom. Mis à part les candidats à l’exil à travers le monde. Ceux que l’on appelle les « Dreamers », aux États-Unis d’Amérique. Il ne suffit pas — rubis sur l’ongle — de se payer une isba remplie de livres, de cigares et de vodka pour être digne des Anciens. Citer Diogène est aisé. Vivre tel Démonax, autre chose.

Thoreau est-il jamais parti en s’installant à Walden Pond ? Ses véritables voyages se dérouleront ailleurs, vers le Maine, Cape Cod et le Minnesota. Pas là. Pas à Concord, précisément où il avait grandi, où il avait étudié puis enseigné. Pas autour de ce modeste lac artificiel, creusé par des bras fantômes, et servant de glacière pour les pays chauds. Ici le voyage ne sera qu’intérieur. Ne s’enroulera qu’au-dedans par une concaténation lente de flexions pensives vers le sol. Je pensais donc écrire quelque chose à propos de cet étrange sentiment, d’être à la fois dehors, et dedans. À propos des pourtours concrets de son existence et de ces coups de sonde, réguliers, portés par sa fréquentation de la ville, toute proche, à son royaume intérieur qui ressemble en effet plus à l’étang de Walden qu’à sa cabane de trappeur. Les lieux de Walden sont d’une coercition telle qu’ils devaient finir par faire jaillir une âme. Coincés entre une voie de chemin de fer et une route en lisière, ses quarante-deux hectares. Cet entre-deux est une véritable morale. Un estran fertile grouillant de mots et de pensées. Une université des perceptions formant le terreau de toute connaissance philosophique. Homère, Ulysse et la Méditerranée sont loin, mais les valeurs constitutionnelles de la Cité se devinent partout. Les capacités réflexives de l’esprit humain sont les mêmes depuis toujours. R. W. Emerson, le maître à penser de Thoreau et par ailleurs maître des lieux (les bois de Walden lui appartenaient), ne disait pas autre chose.

Le fait est que je commençais à le voir se détacher lentement des pages, Thoreau. Il commençait à prendre forme, vivant paradoxe à la barbe naissante, un sac de seigle ou de farine de maïs sur l’épaule, acheté en ville. Il prend son temps. Il préfère attendre le crépuscule pour rentrer. Plus sûr de ne croiser personne et de pouvoir mâcher ses idées. Polir ses phrases. Marmonnant ses projets sous les pins, les hickorys et les sumacs écarlates. Son esprit est à peine troublé par un énième train de marchandises rempli de balles de coton. Il note mentalement les bruits nocturnes afin de mieux les retranscrire dans son livre. Le cri du Huron, le coassement des grenouilles, les reptations des serpents. Je pensais à ses métamorphoses répétées, à ses allers et retours entre la ville et la non-ville, l’extérieur et l’intérieur, l’ésotérisme des pensées et la trivialité des besoins décantés par le chant des oiseaux, le frémissement des feuillages, la rumeur urbaine et sa dissolution dans les bruits sylvestres. Entre le fantasme de la sauvagerie et les phénomènes quotidiens. Apporter son linge à laver, acheter des semences, planter des clous, guetter le visiteur, prendre la mesure d’un talus. Et bientôt, et plus tard, tout cela s’inverse dans le processus littéraire. Dans ce tissage poétique et scientifique, futur linceul d’un retour à la normale entre les murs de la ville de Concord. Je me suis dit plus d’une fois qu’il y avait là, oui, comme une certitude, chevillée, de pouvoir faire entrer la littérature dans la vie quotidienne, et non l’inverse. Le contraire du journal. Sinon pourquoi écrire une telle vie dans les bois ? Aller et venir. Venir en allant. Le trivial comme ultime fiction. Le retour à la terre comme bond en avant. Penser à autre chose revenant chez Thoreau à penser un autre soi. À le planter dans le sol et à le faire germer comme un haricot. Ou bien alors voulait-il être deux à la fois ? Vivre au final dans un espace-temps dédoublé ? Donner libre cours à cet autre qui gigote en chacun de nous, plein de silence et de douceur ? Je ne sais pas. Je n’ai que quelques notes sur mon épaule. Quelques maigres haricots sur le champ de ma page blanche. Les vibrations de Walden ont beau être fertiles, j’ai bien du mal à les fixer. À les enraciner. Homme du matin, écrivain de seuil, Thoreau à Walden Pond n’aime rien tant que les petits plaisirs sensoriels de l’aube. Cette « vigueur du matin dans les veines », dont la principale qualité est de se répéter à l’envi ? Véritable manne céleste pour le coup. Il aime rester là. Il n’aime pas en partir et prend un plaisir immense à y revenir. Le dehors et le dedans s’inversent à vivre dans les bois. J’y ai pensé lorsque j’ai dû partir. Sauf que, moi, je ne l’avais pas choisi. Il le fallait, c’est tout. Si la vie nous prend parfois par la main, si elle nous tape aimablement sur l’épaule, nous indique le chemin, la mèche de cheveux à saisir, l’heure la mieux aiguisée… D’autres fois elle frappe de toutes ses forces à mains nues. Direct à l’estomac. Uppercut au moral. Coup de pied aux genoux et la gueule dans le caniveau. Je l’ai faite ma valise, je l’ai faite. La petite noire avec le cadenas, celle que nous avions achetée pour les vacances dans les Cyclades, tu te souviens ? J’ai pris le chargeur du téléphone, la clef USB avec toutes les sauvegardes (enfin j’espère), les carnets de notes dégoulinants d’encre noire et quelques nécessaires. Combien de slips et de paires de chaussettes ? Plus de T-shirts ou plus de chemises ? Et puis qu’est-ce que ça prend comme place, les chaussures. —N’oublie pas ton passeport Alain ! On ne sait jamais. D’accord, mais pour aller où ?

Voilà près de deux mois que je suis dehors. Hors de chez moi. Hors de ma vie d’avant. Chaleur ambiante, habitudes, objets usés, haleines des autres. Ce mot, abyssal, de « foyer ». Toujours est-il qu’il est plus facile de faire entrer une bibliothèque dans sa tête que d’en emporter le centième avec soi. Rapport qualité/place, les livres c’est encore plus problématique que les chaussures. J’ai fait simple. Sans trop réfléchir. 1/ le Quarto Camus, 2/ le Quarto Cortázar, et 3/ les livres jumeaux de Carlos Liscano. Le bleu et le vert. Béquilles de grand frère humain. Du compagnon de tous les exilés. Montaigne, non. Leopardi, non. Nietzsche non plus, pas plus que Kafka, Borges ou Virginia Woolf. Tout ce que j’ai, à propos de Walden, se retient dans ce petit carnet en papier recyclé de chez Flying Tiger, dix centimètres par six, offert par ma fille. Il y a des notes sur les livres en cours. Il y a des additions et des soustractions. Il y a des mots à chercher dans le dictionnaire — vieil habitus d’autodidacte. Il y a une très longue citation de Walter Benjamin, à propos de l’ange de l’histoire et deux d’Henri Michaux issues d’un texte rare intitulé « L’Étang ». Il y a surtout une adresse inconnue, à l’autre bout de la ville. Un nouveau numéro de téléphone fixe et un autre d’allocataire à la CAF du Bas-Rhin ; en attente. Les réflexions et les questions concernant Walden gisent là-dedans comme des bois flottés, des coquillages, des rebuts abandonnés par la mer. Le livre, l’objet-livre — avec ses magnifiques trois dimensions qu’aucune invention électronique ne parviendra jamais à concurrencer réellement —, est resté derrière. Comme Roland le preux à Roncevaux. Impossible de mettre la main dessus avant de partir. Impossible de savoir pourquoi j’ai pensé à Roland tout à coup. Mon exemplaire de Walden, dans cette très vieille édition de la NRF traduite par Louis Fabulet, gît désormais dans un misérable carton, quelque part dans une cave ou un grenier dont je n’ai pas la clef. Je vais devoir faire avec ça. Avec le peu que j’ai. De modestes notes mais de fabuleux souvenirs de lecture. Ma mémoire est en forme de lac. De miroir brisé. Je vais devoir forcer sa porte à coups d’épaule, de rondes concentriques, de ricochets et de regrets. La chose qui m’avait le plus marqué, le plus enthousiasmé ne fut pourtant pas grand-chose. Je l’ai noté. C’est lorsqu’il dit entendre l’herbe pousser, après la pluie. Et ça, je l’ai cru.

« Les grands bourgeons, qui poussaient brusquement à la fin du printemps sur des brindilles sèches qui avaient semblé mortes, se développaient comme par magie pour former de gracieux rameaux verts et tendres d’un pouce de diamètre. Parfois, alors que je me trouvais assis à ma fenêtre, ils poussaient de façon si téméraire, et mettaient tellement à l’épreuve leurs faibles jointures, qu’il m’arrivait d’entendre un rameau frais et tendre tomber par terre comme un éventail, brisé par son propre poids, sans qu’aucun souffle de vent y fût pour quelque chose. »

Suffit-il de reconnaître les claquements pénibles d’un cygne au décollage ? De n’hésiter jamais, entre les fragrances d’un lilas et celles d’un tilleul au printemps ? De connaître et de reconnaître le nom et le chant du rouge-gorge, du rouge-queue, du bouvreuil, de l’alouette, de la mésange charbonnière ou de la mésange azurée pour se dire proche de la Nature ? Je ne sais pas. Je n’ai pas de notes sur le sujet. Par contre, plus loin, et sans rapport apparent, j’ai écrit quelques lignes sur le haut plateau lorrain, où j’ai grandi. Il y avait une mare, au fond du bois de Saint-Nicolas. Elle se creusait au fond d’une clairière, offusquée par des herbes hautes, solides, et souples dont nous faisions de subtils collets. Il s’agissait d’attraper les petits lézards et les rares salamandres, chloroformés de soleil sur la pierre jaune. Il y a bien longtemps que je ne l’avais pas sentie pousser, au fond de moi, cette herbe-là, dont le nom me reste sur le bout de la langue, comme la majeure partie du livre de Thoreau. Qui sait si ça me reviendra. Ça comme le reste.

Je devaisécrire quelque chose à propos de Walden. Cette notion abstraite du dehors/dedans, journal intime/récit extime, résolu/irrésolu. Mais je suis mal parti. Je n’ai pris que quelques notes, et mes yeux sont cernés de brouillard, comme les eaux du matin. Dès que je me réveille je regarde ailleurs. Je cherche à voir si j’ai reçu un message sur le téléphone. Un mail sur l’ordinateur. Quelque chose qui me prouve que je ne suis pas tout à fait mort. Que j’ai encore une place dans le monde. Thoreau s’est rendu célèbre par un livre contestataire de refus à l’obéissance civile — que l’on devrait peut-être mieux traduire par civique, d’ailleurs —, et ce alors même qu’il cuvait son mysticisme à Walden. Après une seule et unique nuit passée en prison, et une caution réglée d’une main anonyme probablement familiale, l’homme des bois se précipite aussitôt chez lui pour déguster — si je me souviens bien — un plat de myrtilles. Il est obnubilé par l’avancement de son champ de haricots. Tout l’avenir de son projet de vraie-fausse autosuffisance en dépend. Thoreau ne peut pas se rater sur les haricots. Dans son champ, où gisent des restes de feux primitifs, des cassons de poterie, de bijoux anesthésiés par l’histoire de la colonisation américaine, il choisit d’obéir à l’épiphanie des plantes plutôt qu’aux autorités de l’État. Sa guerre de Troie se fait dans la terre meuble, avec un sarcloir en guise d’épée, et un chapeau de feuilles en guise d’« ondoyant cimier ». Lecture et écriture peuvent attendre. Elles le doivent, aussi. Les mains de l’ermite volontaire sont désormais trop occupées. Les labeurs trop répétitifs et les saisons impardonnables. Le livre d’Homère dans la traduction d’Alexander Pope restera donc sur la table. Tout l’été. Et puis, au juste, avec qui en parler ? Les voisins « inférieurs » ou les bons bourgeois de Concord seraient-ils capables d’entretenir une conversation aventureuse, c’est-à-dire littéraire, sur le terrain des Homère, Dante et autres Shakespeare ? Une seule chose est sûre pour Thoreau, c’est que les livres doivent être lus « avec autant de réflexion et de réserve qu’ils furent écrits ». On n’épuise pas la Bible en récitant des psaumes. On ne réduit pas l’Iliade au bouclier d’Achille. On ne vient pas plus à bout de Walden avec trois notes et quatre souvenirs de lecture. Sans pour autant la fuir, il faut dire que, dans cette cabane construite de ses propres mains, Henry David Thoreau s’éloigne d’une époque en proie au trouble. Son intérêt pour le commerce et l’économie décrit, en creux, une société où les inégalités sont déjà croissantes et, qui plus est, ancrées dans le pire des maux, à savoir l’esclavage. Ce ne peut pas être que hasard si, dans les chapitres de Walden, les mots de « guerre et de « paix » se répondent si souvent. Comme si, déjà, une morbide alternative s’était emparée de la société des jeunes États-Unis. Bientôt, Iliade et Myrmidons ne fouleraient plus seulement les terres agricoles. Aux champs de haricots succéderont les champs de bataille. Après avoir éradiqué les populations autochtones, les gouvernements fédéraux ne trouveront rien de mieux que de retourner leurs armes encore tièdes contre leurs propres enfants. Frères contre frères. Cousins contre cousins. Abel et Caïn version grands espaces. La guerre biblique bigger than life.

Sans guerre non plus, nous vivons nous aussi une période des plus troubles. Chaque jour nous frôlons des ravins étranges, des abîmes insoupçonnés. Dès que quelqu’un s’avance, c’est comme s’il dégageait un nuage de vase autour de lui. Une auréole méphitique et sombre de mouches bleues, de papillons nocturnes, d’anges en décomposition. Nous sommes tous dedans. Le bateau et la mer. Le rivage et le tsunami. La navigation à vue et le naufrage au ralenti. Après tout, c’est peut-être ça, le fameux « vivre-ensemble ». L’or de la vie en société au fond d’une flaque de boue. C’est peut-être ça le partage, l’unique chose dans les têtes, le bien commun. La peur de mourir comme valeur universelle. La lumière noire de la maladie. Un mal pour un bien et pour un monde d’après. Changement de mentalité, remise à plat des idées, relégation de la déesse économique et pyramide inversée… Le présent a la couronne de travers. Nous aussi nous entendons mieux les oiseaux. Nous aussi nous passons notre temps à consulter notre espace et à vivre en géomètre des petites choses. En admirateur des bienfaits de la nature, du silence retrouvé, des animaux sauvages confondant les territoires. Comme Henry David Thoreau, nous devenons les enfants de l’écoute, de l’attention, de la patiente volonté.

« Pour bruits dans les nuits d’hiver, et souvent dans les jours d’hiver, j’entendais les accents désolés mais mélodieux d’un duc indéfiniment loin : un bruit comme celui que produirait la terre gelée sous le coup d’un plectrum convenable, la lingua vernacula même du bois de Walden, à moi devenue tout à fait familière, quoique jamais il ne m’arrivât de voir l’oiseau pendant qu’il le produisait. Rare le soir d’hiver où j’ouvris ma porte sans l’entendre. “Houou, houou, houou, hououreu houou”, faisait-il d’une voix sonore, et les trois premières syllabes prononçaient quelque chose comme “how der do”. »

Il y aura la guerre. Thoreau ne s’est pas trompé en commençant son livre par une longue et fastidieuse présentation de l’économie comme contrainte. Il y a des horizons qui ne changent pas. Depuis toujours incurvés, imprécis et qui s’enfuient sans cesse à notre approche. De l’eau entre les doigts. Du sable entre les heures. De la glace au soleil. Pensons-nous vraiment que notre horizon va changer ? Que les choses à changer vont finalement être changées, être remplacées par d’autres, pour le meilleur et pour le meilleur. Je ne sais pas. J’en doute. Il ne s’agit pas de changer les piles d’une télécommande. Un logiciel peut être amendé, une domination c’est plus long. C’est plus dur. Ça coûte plus. Croit-on véritablement que les inégalités sociales, les inégalités scolaires, les inégalités sanitaires, urbaines, syndicales, salariales, familiales vont changer après cette histoire de pandémie ? Et surtout, est-ce que ces changements vont nous changer ? Est-ce que nous serons perméables à une virulence d’un autre type, fût-elle bénéfique ? Je lis, j’écoute, je regarde autour de moi et je ne suis pas convaincu. Encore une fois, tout le monde sait bien ce qu’il y a à faire. Ce qui doit périr afin d’honorer les laudatives devises des nations. N’y a-t-il pas des rayonnages entiers dans nos bibliothèques qui traitent des sujets en cours, qui les explicitent, les décantent et solutionnent ? N’y a-t-il pas autant d’esprits, de chercheurs, capables de trouver en un clin d’œil toutes solutions ? Les remèdes à nos plus grands mots gisent en jachère dans les bibliothèques de nos écoles et de nos universités, à la manière insane des reliquats primitifs dans la glèbe de Walden. Il y a des choses à changer. Nous savons tous lesquelles. Et nous savons avec qui le faire. Contre qui. On ne peut pas tout changer, mais changer du tout au tout, qui sait ? Il s’agit de rester du côté de la morale de Thoreau. Ne jamais se faire à l’idée que nous croissons sur la misère d’autrui. Que les hommes qui produisent et s’enrichissent sur le malheur d’autres hommes sortent automatiquement du cercle de la citoyenneté. L’existence humaine ne devrait pas pouvoir supporter l’injustice. Les vêtements fabriqués par des esclaves devraient nous brûler la couenne au troisième degré. Comment ne pas songer aux origines et aux conséquences de la guerre de Sécession en lisant les pages un brin réactionnaires de Thoreau sur cette vanité suprême de l’habillement, de l’accumulation des vêtements, de la mode et de toutes ses vanités visibles et invisibles ? On ne change pas son bourreau sans, d’abord, avoir pu lui échapper. Les dominations et les dominants persistent et signent à travers l’histoire. Celle écrite par les vainqueurs, dont parlera plus tard Walter Benjamin. Alors si certains veulent muer, muter, aujourd’hui comme demain, grand bien leur fasse. Ils veulent changer leur fusil d’épaule, le lâcher tout à fait voire tordre son canon, formidable. Ils aspirent à changer de braquet, de côté, de terrain, de rythme, soit ! Nous sommes nombreux qui ne ferons rien pour les en empêcher. Mais que personne ne nous oblige à changer, nous. Aucun virus, aucun confinement ni aucun vaccin n’entamera notre orgueil. La maladie peut nous tuer, soit. Quoi de neuf s’il vous plaît ? Pauvreté et famine tuent bien plus chaque année. Personne n’a le droit de changer nos pensées. Mauvais esprit, opposition critique, bêtise passagère, colère démiurgique et vulnérabilité infinie demeurent vives sous les pires talons de bottes. Nous sommes faibles, seuls ou ensemble, mais nous sommes faibles depuis longtemps. Cette simple durée est une alliée d’airain. Livres, films, chansons populaires, propositions, doléances, manifestations, cris dans la nuit… Les choses qui nous restent portent toutes le sceau du défi. Hé quoi ! Ces dieux-là veulent descendre faire un petit tour aux Enfers ? Attention, il fait chaud. Très chaud parfois. Qu’ils y viennent. Qu’ils fassent ce qu’il faut pour faire baisser la température et que ce soit enfin « vivable ». Qu’ils commandent des pains de glace comme jadis à Walden. Mais qu’ils ne s’avisent pas de vouloir modifier la couleur ou l’épaisseur des murs. Que nul ne s’attaque à nos Enfers s’il ne veut pas embraser l’horizon d’abord, et le ciel ensuite. Je n’ai pas décidé de ma solitude. Chaque matin je tombe d’un même rêve gangrené. Je n’ai plus nul éden où aller, mais, moi non plus, je n’autoriserai personne à me faire changer de route, ni à me faire avaler tout cru par le monde d’après. De même je n’ai pas envie de lire ou de relire La Peste, Huis Clos ou L’Amour au temps du choléra, non merci. Pas plus que je n’ai envie de voir ou de revoir Shining, Contagion ou L’Armée des 12 singes, non merci. Pas envie de cuisiner toute la sainte journée, de faire des courses déraisonnables, de me peser sans arrêt dans le miroir facetté des réseaux sociaux non merci, non merci, non ! Merci.

Je voulais écrire quelque chose d’autre. Je le devais même. Quelque chose, à travers, grâce à, depuis et vers l’étang de Walden, que Henry David Thoreau finit bientôt par confondre avec une personne réelle ou plutôt, une personnalité. Le personnage principal de son livre. J’aurais voulu, moi aussi, pouvoir compter mes pas et mesurer mon texte. Additionner les planches et les clous récupérés ailleurs. Mais non, je n’y arriverai pas. En étant hors de chez moi je suis hors de Walden. J’ai de l’eau froide jusqu’au menton. Une odeur de la vase s’est installée dans mes narines et le dessin de mes lèvres est givré de blancheur suspecte. Sans parler des moustiques administratifs qui n’ont pas la candeur de ceux de l’étang de Thoreau. CAF, RSA, Agessa, refus d’éditeurs, refus de diffuseurs, refus d’appels à projets, de locations d’appartements… Ceux-là ne font pas semblant de piquer et d’injecter leur poison dans l’épaisseur croissante de mon sang. Qui connaît avec précision la qualité et la longévité de ses anticorps. Ça n’a sûrement rien à voir mais mes mains redeviennent grises. Un soleil bleu ravage peu à peu ma dernière cabane.

« Voyez comme il se tapit et rampe, comme tout le jour vaguement il a peur, n’étant immortel ni divin, mais l’esclave et le prisonnier de sa propre opinion de lui-même, renommée conquise par ses propres hauts faits. L’opinion publique est un faible tyran comparée à notre propre opinion privée. Ce qu’un homme pense de lui-même, voilà qui règle, ou plutôt indique, son destin. »

Je devais écrire quelque chose à propos de Walden. Mais la seule chose que je peux dire c’est que, en s’enfonçant dans les bois, Thoreau a finalement connu la prison et l’impossibilité de fuir tout à fait la loi des Hommes. L’administration l’a bien vite rattrapé par le col, alors qu’il se rendait en ville pour récupérer une chaussure chez le cordonnier. La vie est courte, mais certaines heures sont longues. Élargi dès le lendemain matin, il a donc couru chez lui à travers les bois sans se préoccuper de rien d’autre ni de personne. Il s’est précipité vers sa cabane et cette soi-disant collecte de myrtilles en attente. Il voulait juste rentrer chez lui. Et finalement c’est tout ce que je veux dire à propos de Walden. À savoir que, moi aussi, j’aimerais rentrer chez moi. J’aimerais remonter des Enfers et me retourner sans crainte, désormais sans arrêt. J’aimerais regagner ce foyer qui n’existe plus. Mettre une bûche dans les flammes de la vie quotidienne, et regarder leurs reflets briller dans les yeux de ma famille. Se retrouver. Écouter pousser l’herbe à l’intérieur de nous. Entre nous, bien serrés comme des pierres. Mais il n’y a pas. Il n’y a plus. Ils sont ailleurs, dans une maison que je ne connais pas, à l’autre bout de la ville. Hors de moi. À la fois proches, et lointains. L’ancien appartement est vide. Le sommier attend d’être enlevé par les encombrants. Et c’est vrai que je n’arrive pas à penser à autre chose. Un désert avance en moi, il réduit à néant les traces d’un éden imparfait, d’un Walden impossible ravagé par des ombres.

Il y a un passage, dans L’Odyssée, où Ulysse et les siens abordent chez Éole, le maître des vents, qui les accueille avec fastes et divine hospitalité. Il sait qu’il a devant lui les futurs chantres d’une épopée glorieuse. Charmé par les récits d’Ulysse, le dieu solitaire décide de lui offrir ce qu’il désire le plus : un moyen de rentrer chez lui. Là, tout de suite. Tout droit à travers la mer aux poissons. Il n’y aura pas de problèmes de navigation. Pas de bonaces stériles ni de courants contraires. Une seule contrainte en revanche : ne pas ouvrir l’outre scellée que le dieu confie au héros. Très vite, en même temps que le crépuscule, les pilotes des navires aperçoivent la côte joliment découpée d’Ithaque. Confiant, songeur, heureux (?), Ulysse se laisse glisser dans les plis du sommeil. Livré à lui-même, l’équipage s’impatiente et veut savoir ce que l’outre confiée par Éole contient. Ils la descellent sur le pont, laissant aussitôt se répandre sur l’étendue les pires vents marins et plus folles tempêtes. Ithaque disparaît dans les flots déchaînés. Tout le monde se retrouve à la case départ sauf que le brave Éole n’est plus d’humeur. « Laisse-moi repartir, demande Ulysse ! Donne-moi une nouvelle chance ! » Mais le dieu paraît vexé. « Pour qu’une telle mésaventure te soit arrivée, il faut bien que tu sois maudit, répond-il. Je ne veux plus t’entendre ! » Ulysse aux mille tours n’avait qu’une seule chose à faire pour regagner son port, son palais et la couche de son épouse. Une seule, toute simple, toute bête, toute droite. Garder le cap. Ne pas lâcher la barre. Ne pas s’endormir sur des lauriers malheureux. Les feuilles et les fleurs en sont putrescibles. Je ne sais plus quel philosophe présocratique ou peut-être bien allemand dit que la vérité est une chose toute droite.

Mon seul atout c’est d’être complètement perdu. J’ai perdu le livre de Thoreau. Je me suis perdu dans mes notes microscopiques et je me suis perdu tout court. Est-ce qu’on peut dire que l’on a tout perdu lorsqu’on a encore une mémoire vive, plus flexible et moins sèche que celle de son ordinateur ? Je ne sais pas. Sans boussole, sans carte, sans le moindre talent d’arpenteur je vais devoir couper par ici, prendre par là, tourner à droite ou à gauche en cherchant la mousse sur le versant nord des troncs d’arbre. Je suis le seul à blâmer. Le seul à pouvoir se mordre les doigts. Le seul à choisir si je peux encore plus aller tout droit. Et tant mieux si je reviens sur mes pas. Si je reviens en arrière car à vrai dire je me méfie de tout ce qui est devant. Du déjà fameux « monde d’après » que l’on nous propose et que l’on nous vend comme un nouveau modèle. Qu’on achève déjà les anciens. Qu’on les laisse donc crever la bouche ouverte, en plein soleil. Après on verra. Pour l’instant ce que je veux c’est le monde d’avant. Je me moque du reste. Je ne veux pas repartir à zéro. Je ne veux pas qu’on efface mes dettes, qu’on oublie mes aveux, qu’on gomme mes demandes de pardon ni mes accès de larmes. Je ne veux pas foncer vers demain, tout miser sur le rouge et contraindre mes pensées à une sanglante hécatombe. Non plus saluer l’avenir en souriant aux anges, en donnant ma confiance au premier gourou venu, à la dernière idéologie à la mode dans le but de sacrifier tout ou partie de mon âme sur un autel de carton. Bien que ma lyre soit brisée, je veux pouvoir revenir en arrière et détisser cet horrible linceul dans lequel je passe chacune de mes nuits. Je veux me retourner sans fracas, et laisser le temps venir à moi comme un jeune enfant. La tête nue, dépouillée de toutes les craintes et de tous les reproches. « Quand tu aimes il faut partir », écrit Blaise Cendrars quelque part. Soit, mais il le disait depuis la cuve étroite de sa baignoire emplie d’eau chaude.

Ce monde d’après ne me dit rien qui vaille. Ni pour demain, ni pour hier, et pour aujourd’hui moins encore. C’est un monde, une façon de faire monde à laquelle je décide dès à présent de désobéir. Avec son art de la conversation cadré par Skype ou par Zoom. Avec ses concerts et ses festivals contrariés sur écran. Ses interprètes encuisinés et leur son pourri. Avec ses livraisons sur le pas de la porte. Ses petits commerces et ses moyennes entreprises qui ferment. Ses petites maisons d’édition qui ne s’en remettront pas. Ses regards qui fuient, ses petits et ses gros malins. Ses médias dominants et ses réseaux sociaux bouffis de vanité. Je n’ai pas besoin de détester ce que je déteste déjà. Je n’ai pas besoin de me haïr deux fois. Les sacrifices, les efforts, les intérêts et les dettes seront à payer par les mêmes, tout le monde le sait. Ce sera comme à chaque fois parce qu’à chaque fois c’est pareil. Parce que tout le monde s’en fout. C’est comme ça depuis la nuit des temps. Depuis que le temps existe et que la nuit nous fait peur. Les politiques délétères engendrent la casse des services publics et la société à trois vitesses : Très-riches,Très-pauvres et entre les parenthèses la plupart d’entre nous fantasmant sur la première catégorie en étant prêt à tout pour ne pas sombrer dans la seconde. La logique est imparable. Les mots sont inutiles pour la disqualifier. C’est un brise-glace à propulsion nucléaire, que rien ni personne n’arrête — jamais. Elle s’avançait de même à l’époque de Thoreau, à l’époque de Shakespeare, de Dante, d’Homère sinon des Achéens. Le monstre a une tête de méduse, qui change toutes les velléités en pierre définitive où le feu ne prend plus. Le moindre événement mondial, fût-il catastrophique, est susceptible d’engendrer des dividendes. Les dieux de ce monde s’appellent les gros actionnaires. Huit personnes possèdent autant que 3,8 milliards d’individus. Une fois trouvé le vaccin contre ce virus, la machine repartira de plus belle. C’est écrit. Je prends les paris. Dans Walden ou la Vie dans les bois, Thoreau aime à citer les pensées orientales, hindoues, perses, confucéennes censées nous aider à vivre. À comprendre ce que vivre peut bien vouloir dire.

« “Vous pouvez bien chauffer, comprimer, ligaturer une queue de corniaud, œuvrer pendant douze ans à essayer de la façonner, elle retrouvera tout de même son allure initiale.” Le seul remède à l’obstination dont ces queues font preuve est de les broyer pour en faire de la glu — ce qui est d’ailleurs leur sort le plus fréquent. »

Je devaisécrire quelque chose à propos de Walden, c’est vrai. Je voulais même rentrer un peu dans le lard de son auteur, et sarcler un peu dans le champ de ses mauvaises humeurs. Ses vaticinations sur l’habillement, sur l’architecture de la Nouvelle-Angleterre, la vie estudiantine à Boston, la théorie des climats, la propédeutique du tabac, la psyché des Irlandais, que sais-je encore. Il y a dans Walden une casuistique des relations sociales qui confine à une vision du monde proche du meilleur comme du pire. Écologie humaniste versus esprit libertarien. Au milieu demeure l’étang. Forme démocratique et mesure de toutes choses ici-bas qui, parfois, appelle à briser, en soi, toutes les eaux gelées de l’égotisme et du manque de sens commun. Je ne voulais pas partir, je l’ai dit. Je voulais rester. Je ne voulais pas faire cette valise. Pas fermer cette porte. Pas quitter cette maison ni brûler ce vaisseau. Je voulais, moi aussi, qu’un dieu me donne une nouvelle chance. Je croyais que tout le monde avait droit à une seconde chance ? Dehors c’est l’enfer. Dehors n’est clôturé que de murs crénelés et de tours percées de meurtrières. Contrôles, testing, flicages, tracking et autres vidéosurveillances. Comme certains mots sont laids, parfois. Dehors est laid car dehors c’est la mort. C’est encore le monde immonde où je n’ai pas de place. Où je n’ai rien en ma possession pour construire la moindre cabane. Je ne pensais pas écrire cela un jour mais, c’est vrai : je n’ai plus de larmes pour les autres. J’ai pourtant tout un tas de possibles preuves du contraire. Des exemples à foison comme autant de citations gravées sur les poutres d’une librairie mentale. Je n’ai peut-être plus de bibliothèque mais j’ai encore Internet. Mais des citations, des phrases, des incertitudes j’en écris assez moi-même. Je sais pourquoi je suis là, mais je ne veux pas y rester. Je ne veux pas aller me promener des heures sous les arbres. Je ne veux pas jouir sans entraves des parcs et des jardins de ma ville ni d’aucune autre. Je ne veux pas me précipiter dès cet été sur telle ou telle plage à l’autre bout du monde. Je ne rêve pas de lac de montagne en Italie ni de randonnées pédestres en Argentine. Je ne veux pas d’un énième voyage sans but et sans fièvre. Voilà très exactement deux mois et deux jours que je suis parti. Que je suis dehors. Je veux juste rentrer chez moi et me réveiller dans mon lit. Retrouver enfin ma vieille édition de Walden. Écrire ce que j’ai à écrire et faire ce que j’ai à faire. Je ne veux pas aller loin. Je veux traverser la ville et monter les deux étages de la nouvelle maison. Je déferai ma valise, et je rangerai mes slips et mes chaussettes dans le troisième tiroir de la commode, comme avant. Je mettrai le linge sale à la machine et je remettrai Camus, Cortázar et Liscano à leur place, dans la bibliothèque. Je reprendrai la barre. Je garderai le cap et je ne m’endormirai plus jamais à la barre. Puis je préparerai des scones ou des crêpes pour le goûter des enfants. J’attendrai que tu rentres, et je ferai un café frappé à la grecque. Un peu de sucre et un peu de lait, tu sais ?