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Journal de sortie
recueilli et présenté par Julia Deck

Le dehorsa été annulé le mardi 17 mars 2020 à midi. Depuis, il n’y a plus que le dedans. Chez soi, dans son foyer, à la maison. Moins une heure quotidienne où il est permis de sortir. Cette heure est devenue le seul espace qu’il nous reste pour approcher l’autre, faire encore partie de notre environnement. Dans le même temps, nos rapports se sont considérablement modifiés. On ne se parle plus librement. Les visages sont souvent cachés par des masques. Le monde aussi a changé. Le calme est descendu dans les rues, la pollution est retombée, la nature a repris des droits.

Depuis le premier jour du confinement, je tiens un journal de sortie, où je rapporte ce que j’observe de nouveau à l’extérieur de chez moi, dans l’heure impartie, pour documenter cette période. À la fin du mois de mars, je devais passer une semaine en résidence à la scène nationale du Grand R, à La Roche-sur-Yon, en Vendée. Résidence évidemment annulée. Avec l’équipe du Grand R, nous avons transformé l’atelier d’écriture que je devais y animer en atelier à distance, sur ce thème du journal de sortie. Tous les jeudis, les participants sont invités à envoyer un texte, de la forme qu’ils souhaitent – récit, reportage, poème… – dans la boîte e-mail dévolue au projet.

Voici des extraits des nombreux textes que nous avons reçus à ce jour. Je les ai organisés en rubriques, autour du langage administratif qui nous est devenu si familier en quelques semaines, celui des gestes barrières et des attestations. Tous éclairent de manière sensible le rapport que nous entretenons, chacun, aux règles subitement imposées. Ils décrivent aussi les transformations de notre monde. Ils rouvrent un espace de liens dont nous sommes aujourd’hui privés. Ils le réinventent à leur façon.

Julia Deck.

Textes de : Fanny Bochet, Christian Bonnaud, Claire Cartier, Laurence Charron, Régine Concato-Dougnol, Jean-Pierre Dallemand, Franck Guareau, Lionel Grangereau, Catherine Guillerot-Renier, Corinne Heissat, Hélène Hérault, Marine Loiseau, Catherine Malard, Pascale Martineau, Patrick Praud, Magalie Tessier, Sylvie Zobda.


Toussez ou éternuez
dans votre coude

FLÛTE… COBRA PAS MINUS… POSTILLONNE… OLIBRIUS… TES GOUTTELETTES RÉSONNENT ! TOI, MAINTENANT, CHARMEUR… PROPRIÉTAIRE DE NOS VIES… DÉCOMPTANT NOS HEURES… CHAUVE QUI PEUT, CHAUVE SOURIT ! CHANTE, TOURNE… METS TES DISTANCES… BRÛLE À MELBOURNE… MARCHEUR EN TRANSE ! EN AVANT, MARCHE… LA MAISON TANGUE… DOCTEUR MARSH… TIRANT LA LANGUE ! SOUFFLE, INSPIRE, RESPIRE. DITES « TRENTE-TROIS »… ATTENDONS-NOUS AU PIRE ? RÊVE DANS L’EFFROI. 


Attestation de déplacement
dérogatoire

C’est pas facile une sortie
Tout d’abord, on réfléchit,
Faut structurer, élaborer,
Bien choisir l’heure, se questionner,
T’auras qu’une chance, faut pas s’tromper,
Quand t’as choisi, c’est pas fini,
Il faut remplir l’attestation,
La date, l’heure et la raison
Monsieur l’agent, je vous en prie,
Ne m’mettez pas d’contravention,
Promis, j’ai pas fait attention,
Je ne me tromperai plus de case,
La prochaine fois, je serai en phase,
Et quand j’irai chercher mon pain,
Je cocherai pas que j’sors mon chien,
Après cette p’tite montée de stress,
Qu’aurait pu m’coûter un bout d’fesse,
Je me souviens que le temps file,
Alors, je savoure tranquille
Chaque minute déconfinée,
Chaque minute en pleine santé…
À tous les soignants, je m’excuse,
Je suis sortie, je suis confuse,
Ce n’est pas par légèreté,
Je sais que chaque jour vous vous battez,
Simplement par nécessité,
Parfois mon cœur ne peut plus respirer. 


Déplacements entre le domicile
et le lieu d’exercice
de l’activité professionnelle

« Les dernières ! On va labourer le champ après. J’attends des clients. Hier, j’suis allée livrer aux Sables, vingt-cinq kilogrammes de pommes de terre nouvelles, les premières. Pas vu de policiers en route. Faut faire attention quand même, moins il y a de voitures, plus on a tendance à pousser sur le champignon. Ma tournée : quartier Saint-Michel, derrière le Remblai, le port de plaisance, les Chirons. Brigitte, l’amie du frère de Claude, m’a dit : “Ce matin, on a vu des volets ouverts dans la rue, des Parisiens arrivés la nuit en catimini.” Tu peux pas empêcher. L’année dernière, les pommes de terre manquaient à cause du gel, cette année, c’est les clients, ceux d’Olonne, de L’Île-d’Olonne n’vont pas prendre de risques. J’peux pas passer mon temps à livrer.

— J’vais passer un coup de fil à des amies du lotissement de Saint-Mathurin, c’est pas loin, ça te fera de la vente. »

Vrombissement de tracteur. Le gros engin vert surgit au coin du bois. Tracteur diesel luxuriant, haut d’au moins trois mètres. Dans sa cabine, à peine reconnaissable derrière le plexiglas saupoudré de poussière, André, l’agriculteur du GAEC voisin. Signe de la main, il répond par un hochement de tête. De sa remorque pleine à ras bord tombent à intervalles irréguliers des mottes de fumier, étranges cailloux semés par ce Petit Poucet gigantesque. 


Achats de première nécessité

Toutes voiles dehors je suis allée, munie d’un masque fabriqué par mes soins et de mon attestation de déplacement, le cœur gorgé de la joie d’être libre de sortir afin d’acheter des produits de première nécessité au Super U de Brétignolles-sur-Mer, à cinq kilomètres de mon lieu d’habitation.

Peu de voitures sur le parking, quelques personnes poussant un chariot sont masquées, d’autres, le plus grand nombre, ne portent pas le fameux masque. Après quelques minutes à l’intérieur du magasin, j’ai très chaud et j’étouffe […]. Mon moment de liberté tant attendu s’essouffle sous ce satané masque.

J’effectue le plus rapidement possible tous mes achats dans les rayons clairsemés du supermarché et me dirige vers la caisse, où l’hôtesse porte elle aussi un masque. Ce bref moment d’inconfort respiratoire n’est rien en face de celui, quotidien, de la caissière, qui me confirme qu’elle a très chaud. Pour parfaire les mesures barrières d’hygiène sanitaire, une plaque de plexiglas la sépare des clients. Une mise sous serre, une sorte de bocal en forme de boîte en plastique, un Tupperware. 


Commencez par vous assurer que vous êtes suffisamment bien installé
Pour pouvoir passer les soixante minutes qui viennent
Confortablement
Dans un délicieux silence de mouvement
Le dos bien droit
Ni trop raide
Ni trop mou
Lorsque vous êtes dans la bonne position, fermez les yeux
Et connectez-vous directement à vos autres sens
Prenez un moment
Pour voyager en vous
Dans votre intérieur
Des sons viennent, métalliques, le jeton glisse dans la fente, votre Caddie se détache de la file
Vos mains se posent sur la barre glacée
Vous partez
Vous partez loin
Vous pénétrez dans le temple de la consommation par un long couloir aux portes coulissantes
Prenez trois grandes respirations
Inspirant profondément par le nez
Soufflant complètement par la bouche […]
Les roulettes du Caddie enclenchent la marche
Vous passez devant l’accueil du magasin
Les portes magnétiques
Le regard suspicieux du vigile […]
Laissez votre respiration reprendre son rythme naturel
Sans faire le moindre effort
Vous défilez dans les rayons
Passez des fournitures scolaires aux piles, des piles aux ampoules, des ampoules au pain de mie, du pain de mie au Sopalin, du Sopalin au beurre, du beurre au riz, du riz au lait
Toujours bien installé, le dos bien droit
Les paupières closes
Le corps respire à son propre rythme […]
Observez comment vous recevez la fraîcheur du sachet de salade, la douceur du paquet de mouchoirs, le fruité du lot de bananes
Comment votre main s’enfonce doucement, délicatement dans les poireaux surgelés
Observez chacune de ces sensations
Et sans faire le moindre effort
Déplacez votre attention au niveau de vos pieds
Regardez ces sensations de contact entre les plantes de pied et le sol
Ressentez ce contact
Et si, d’aventure, des idées passent par votre esprit et vous donnent l’impression de parasiter cette concentration particulière, cela n’a pas d’importance
Il vous manque du sel alors que vous êtes au rayon charcuterie, vous ne trouvez pas la crème fraîche en pot de trente-trois centilitres, le rayon poissonnerie est vide alors que vous aviez décidé de faire une choucroute de la mer
Évitez de vous bagarrer contre ces pensées […]
Prenez une bonne inspiration
Étirez-vous
Ouvrez les paupières
La caissière vous demande cent cinquante euros
Vous venez de gagner une réduction de vingt centimes
Vous êtes bien
Détendu
Merveilleusement calme
En parfait état de paix 


Exercice physique individuel

On a pris la voiture… ouah l’aventure ! Je me suis fait une autorisation permanente et les filles ont oublié la leur. On a roulé… roulé… Huit cent cinquante mètres pour aller jusqu’à mon bureau. Et là on a mis la musique et on a sorti les instruments de torture en mode « combattantes ». On a monté et descendu en se suivant sept fois les escaliers. On a fait la chaise contre les poteaux. On a gainé nos abdos ramollis. Mina veut un summer boy pour cet été alors elle est grave motivée. Anouk ne pensait qu’à faire le clown. Et moi j’étais déter, sans doute trop, ce qui a découragé mes filles. Telle Cendrillon à 19 h 55 on a mis les voiles… couvre-feu oblige. 


Déplacements brefs

J 5. Les espaces de promenade sont de plus en plus restreints. On a fermé sans toujours d’explications les rivages, les sentiers, les grands espaces où personne n’allait, des endroits où il était possible de bien respirer. Il nous reste les rues pour battre le pavé, et encore, pour certaines, que d’un côté ! Des rues vides. On sent l’ordre et la rectitude de ces tracés, des trottoirs alignés, des angles droits des chaussées qui se croisent. Étonnant, toujours les décideurs ont eu peur de la rue ! Qu’ils te la conseillent aujourd’hui, c’est pour t’accorder une miette bien policée ! 


Sortir pour parler aux cailloux
Qui ont croqué tout le printemps.
S’agenouiller
Les caresser
Revenir en douceur
Se faire minuscule
Chuchoter nos questions.
Quelles sont les nouvelles du dehors ?
Qu’avez-vous senti dans le vent ?
Qu’avez-vous vu des jours si bleus ?
Qu’avez-vous saisi du silence ?
Qu’avez-vous goûté du soleil ? 


Avant. Étrange de dire « avant ».

Avant donc, il n’y avait que des voitures, quelques joggeurs. Un espace traversé à la va-vite, un entre-deux parcouru. Depuis, cette ligne circulaire de goudron bordée de fossés fleuris est devenue une oasis, un pèlerinage. Chaque pas est ralenti, savouré. Des duos, des solos. Pas un enfant, jamais, rayé de l’espace public. On se sourit quand on se croise d’un « Bonjour ! »chaud et appuyé qui fait du bien. On est heureux, on prolonge cet instant. On se partage cette oasis, humanité assoiffée de liberté et de rencontres.

Au loin, dans le creux du chemin de terre qui signale la fin de ma promenade, une silhouette décrit des allers-retours brefs et réguliers, comme un lion en cage. Au fur et à mesure que je m’approche, la silhouette devient homme. Il s’assoit sur une grosse pierre, se relève, reprend sa marche lente et régulière, se rassoit. Il m’aperçoit, hésite à se relever, reste sur la pierre. Je distingue un gros casque sur ses oreilles, il ne bouge plus, me regarde m’avancer lentement. Les yeux baignés de larmes, il me sourit tout en chuchotant dans son micro-casque. 


Dans notre journal collectif de sortie, je noircirai les lignes du petit jour.

C’est une grosse responsabilité, comme si la journée en dépendait. Il faut tout observer, tout noter. Ne surtout pas négliger les promesses célestes. Respirer l’aube naissante pour fabriquer un souvenir, un repère, pour les longues heures jusqu’au soir. Une image, un son auxquels se raccrocher, pour que le temps qui s’écoule en retrouve les nuances et le parfum, chassant ceux du découragement ou de l’ennui. Grosse responsabilité.

Dans les rues qui se réveillent à peine, deux ou trois maisons singulières ont déjà ouvert leurs volets. De rares voisins partent vers d’indispensables tâches dans l’ombre de nos vies quotidiennes.

Maisons fermées, ensommeillées, mais jardins à la française, jardins comme des parcs de château qu’une armée aurait entretenus, bichonnés. Des jardins comme un cadeau […]. Il faudra penser à remercier soleil et printemps. 


Restez chez vous

Au mitan d’un quartier de silence, une rue abandonnée, bordée de maisons endormies. Au mitan de la rue, une maison dont un volet claque au vent. À ses pieds, les mauvaises herbes colonisent le bitume du trottoir. Au mitan de la maison, il y a le silence découpé en tranches fines par la trotteuse d’une horloge, saupoudré de temps à autre par le craquement de la chaise. Sur la chaise, il y a une femme qui écrit. Au mitan de la femme, il y a le cœur qui pompe le sang en cadence. Et les globules rouges filent, aussi vite que les feux arrière des voitures sur les artères périphériques d’une grande ville pleine de vie. 


Pour l’heure, j’emprunte des sentiers qui n’existent pas
Je traverse des propriétés privées en toute illégalité
Je vois des paysages que vous ne voyez pas,
Je jouis d’une liberté illimitée obéissant à mon imaginaire
Pour aller bien au-delà des soixante minutes autorisées.
Devant moi aucun rempart aucune clôture ne s’élève,
Tous les portails sont grands ouverts
Je passe murs et murailles sans sonner aux portes
De mes jardins imaginaires en 3 D.
Je suis dans l’insoumission, je rêve sans autorisation
Je sors du périmètre, je vois l’éclat, la lumière de l’océan
Je ne respecte pas le sens interdit sur la corniche
Je peux aller à droite, à gauche, je choisis ma voie
Je n’emprunte pas vos sentes ni vos chemins
Je suis ma route, un chemin de liberté où l’aiguille
Du temps parcourt moins vite les heures du cadran.
Sur mes terres imaginaires, on ne m’impose rien
Je fais allégeance à mes rêves sans contrainte
Je fais de la désobéissance citoyenne à la maison
Je suis assignée rebelle à tort ou à raison. 


Je n’oublierai pas que nous n’avons pas pu nous réconforter et nous prendre dans les bras. Et aujourd’hui, à mi-chemin, je l’écris ici car je ne peux le formuler de vive voix à mes proches, j’en viens même à me demander si nous allons pouvoir nous revoir une dernière fois.

Ce n’est pas prévu dans la liste qui figure sur les attestations de sortie et c’est aussi bien sûr pour ne pas ajouter un risque de Covid-19 à la situation médicale. C’est donc le journal d’une sortie qui n’aura pas lieu. Cette sortie qui aurait permis de voler vers ses amis, de les soutenir, les étreindre, les aider, les accompagner. Cette sortie qui aurait pu briser un temps la solitude et la souffrance par la magie d’une visite et de quelques minutes partagées. Cette sortie qui aurait rendu possible la présence de l’autre.

Du temps pour […] regarder ce qui est dans le congélateur, se dire qu’on va en profiter pour le vider, ou dans les bocaux, c’est le moment de faire là aussi le vide. Du temps pour regarder les écrans, faire le tri dans son ordinateur, à l’instar du tri dans les étagères, échanger avec des personnes non vues depuis longtemps. Du temps pour lire, puiser dans notre bibliothèque, lire ce qu’on n’a pas lu, relire des livres. Lire des revues qui arrivent quand même dans la boîte aux lettres. Du temps pour réfléchir sur ce qui arrive à notre planète, pour échanger avec les ami·e·s, de façon virtuelle, à défaut de pouvoir le faire collectivement, mais cela, on y reviendra. 


On peut très bien se tenir confiné
Tout en goûtant des plaisirs raffinés
D’Éthiopie sirotons d’abord ce petit café
Mais que renferme ici ma drôle de raffinerie
Moult menus plaisirs que vous ne devinez
J’ai vu le nez d’un rorqual lové au creux du lavabo
C’est assez lui fis-je j’aimerais ce matin me laver en solo
Puis un lézard lascif et masqué étendu sur le canapé
Veux-tu ne pas grignoter mes biscuits chocolatés
Que fais-tu au menu s’écrie rieuse l’hirondelle
Des rouleaux de printemps ça t’irait ma belle
Bientôt on arrive en mai alors fais ce qu’il te plaît
Puisque c’est ainsi je ne fêterai pas mon anniversaire,
Bonne idée une année gagnée sans en avoir l’air
Mes cheveux en quatre je vais devoir couper
Préparer deux sous d’allure pour habiller l’été
Je scrute les bourgeons ils bâillent au grand jour 


Demain dès la levée du confinement, je partirai à Ouessant ! […] Et je rencontrerai chaque habitant, tel est mon projet, afin qu’il me dise son île, quel lien a-t-il avec elle, a-t-il eu envie de la quitter, s’est-il senti un jour enfermé en son « il »sur son île ? Par les routes aux bruyères fleuries, aux genêts ensoleillés, j’irai à la rencontre de la factrice d’Ouessant qui m’enchantera en me racontant qu’il lui suffit de regarder le ciel au réveil pour savoir si elle ira distribuer son courrier, et j’écouterai également la plombière chauffagiste me raconter comment de jour comme de nuit elle est là en cas de panne ! Ici, personne n’est oublié, chacun est le maillon d’une chaîne, un élément se trouve en difficulté et c’est toute l’île qui est grippée. Je serai admiratif du travail de l’infirmière qui, contre vents et marées, par les routes balayées par les vents, se rend chez les îliens en difficulté, en danger, coûte que coûte. L’île aux femmes, la bien nommée !

Demain dès la levée du confinement j’irai à Ouessant dire à tous les habitants qu’ils m’ont manqué cruellement ! Je leur raconterai combien sur mon île je me suis senti seul, sans vent, sans bruyères, sans embruns et sans la chaleur des Ouessantins ! Je leur raconterai ma peur de n’être plus rien, sans contact aucun, comme un naufragé, perdu dans un océan de solitude. Je leur raconterai que j’ai tenu grâce à eux. 


Évitez les embrassades

Ils s’étaient rencontrés en décembre, en décembre de l’année passée. Sur un site de rencontres, auquel elle ne croyait pas trop. […] En quelques secondes, le dialogue s’était fait facile, agréable, courtois et rigolo. […] Pas un jour sans s’écrire. Pas un jour où la conversation ne se colorait pas de nouvelles confidences. Petit à petit, pas à pas comme elle aimait à le préciser, ils se rapprochaient. […] Trois semaines s’étaient écoulées. Le timbre de leur voix était encore un mystère. Ils se retrouvèrent enfin. Un soir. Enfin, l’expression d’un regard, d’un sourire. Enfin, le son d’une voix qui avait la même fluidité que leurs écrits. De sourires en rires, il était bien tard dans la nuit. Aux portes de leurs voitures, ils s’apprêtaient à se quitter après avoir prévu de se revoir. Sans préméditation, voire même en toute contradiction, ils passèrent la nuit ensemble.

C’était au mois de décembre de l’année dernière.

[…] Ils se virent à nouveau le week-end du 7 mars. Ce fut plus complice encore, plus harmonieux. Plus sexy aussi. Mais le dernier aussi. Ils ne le savaient pas encore. […] Ils se quittèrent le dimanche soir en se disant à très vite. Ce fut la dernière fois qu’ils s’embrassèrent, qu’ils se promenèrent serrés l’un à l’autre, qu’ils purent croiser leurs regards et celui des autres. Qu’ils firent plusieurs fois l’amour aussi. […] Ils s’écrivent toujours autant… se séduisent à distance. Ouvrent leur « hot-line »privée et se mettent à jardiner ensemble. À déguster un bon vin. À parler de leur dîner. De ses enfants, lui n’en a pas. De son boulot, elle télétravaille. Il s’est mis à lui donner un p’tit nom. Ils s’envoient des photos d’une fleur éclose, d’une tondeuse en panne. D’un œuf au plat. D’une rue déserte. D’un vol de mouettes. D’un chat au balcon. D’un ensemble de lingerie ou d’une paire de chaussures. D’un frigo vide. D’une grimace. D’un regard coquin. Lui découvre les selfies. Elle les sextos. […] Et bien que sa voiture, restée trop longtemps immobile, ne démarre plus, il la rejoint secrètement par un ruban de bitume silencieux sans péage, sans radar, sans ralentissement. C’est dingue de découvrir une femme par écrit, de la désirer par écrit. De la rencontrer… puis à nouveau de replonger dans les mots pour s’approcher encore plus d’elle. Jusqu’aux caresses certains soirs ou au petit déjeuner… ou durant une série de Netflix.

Un jour prochain, c’est sûr, on nagera ensemble dans une eau plus claire.