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Loin d’Ovide
Frédéric Fiolof
Il ne reste plus d'ailleurs en moi de place à de nouvelles blessures.
Les Pontiques (dernier vers).

Ovide glande sur la place qui porte son nom. On ne peut pas dire autre chose. Sa statue est petite et la place est grande. Il tourne le dos au musée d’Histoire nationale d’archéologie, et à toute la ville – où on l’a jeté il y a deux mille ans. Enroulé dans sa toge, une main posée contre son cou, il a l’air ennuyé. Et de s’ennuyer. Il devrait pourtant tirer une certaine fierté des honneurs qui lui sont à présent ici accordés : il a une place à son nom, un boulevard à son nom, une université à son nom. Des pubs, des épiceries, des restaurants, des appart-hôtels sont associés à son nom. Mais il donne l’impression de s’en moquer comme de sa première guigne. Il regarde Rome. Enfin, c’est ce qu’il croit. Parce que ses yeux ainsi rivés sur la mer Noire ne peuvent se perdre, les lois de l’optique et de la géographie étant ce qu’elles sont, que dans la direction exactement opposée à celle du pays qui l’a vu naître. Et qu’il regrette si amèrement. Mais Ovide n’en est pas à une erreur de regard près — lui qui s’est justement vu reléguer sur les rives lointaines du Pont-Euxin par l’index impérieux d’Auguste pour les avoir déjà, ses yeux, posés au mauvais endroit au mauvais moment. C’est en tout cas ce qu’il avance dans un vers fameux et sibyllin des Tristes où il précise que sa seule « faute est d’avoir eu des yeux[1]». Quant à savoir ce qu’il a vu ou aurait vu, et plus encore, pour quelle raison réelle il fut banni du jour au lendemain de la cité où il régnait en poète, c’est une autre paire de manches. L’affaire a fait couler beaucoup d’encre et d’hypothèses, sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici. Quoiqu’il en soit, l’auteur de L’Art d’aimer a débarqué à Tomis en l’an 8 et il y est mort dix ans plus tard sans avoir jamais foulé de nouveau le sol de son pays.

Ovide, ce fut un peu mon copain. J’ai vécu quatre ans dans la ville de son exil (Constanța, Roumanie, 300 000 habitants), de 1998 à 2002. J’y avais été quant à moi dépêché à d’autres fins que celles de régurgiter la colère d’un empereur : mis à disposition de l’Universitatea Ovidius, j’étais censé enseigner le « français langue étrangère » à des étudiantes (le public de cette filière était exclusivement féminin) du département de langues romanes. Je dis « censé » car, pour l’immense majorité d’entre elles, elles maîtrisaient déjà parfaitement cette langue (ainsi que plusieurs autres, d’ailleurs). Voilà qui promettait de me laisser, à moi aussi, du temps pour m’ennuyer. De plus, le parcours de leur acquisition si impressionnante du français contrevenait à peu près à tous les principes pédagogiques que je venais porter avec ferveur en ces lieux — principes que je résume ainsi à gros traits : on ne peut apprendre efficacement une langue qu’en se mêlant à ses locuteurs natifs, en s’imprégnant de l’actualité du moment et des documents qui la véhiculent de manière vivante et pragmatique ; on ne peut enseigner efficacement une langue qu’en exposant les apprenants à ces mêmes réalités, qu’en les incitant à prendre la parole le plus souvent possible et à se lancer sans peur de se tromper, à effectuer des tâches concrètes qui les obligent à mobiliser ladite langue, bref, un prof de langues doit maîtriser l’art de la maïeutique et l’art de la mise en contact bien plus que ceux de la grammaire et du court magistral, disposant pour cela d’un large éventail de méthodes actives, actionnelles, interactives, transactionnelles, néoludiques, psycho-agitationnelles, que sais-je encore, toutes plus innovantes et inspirantes les unes que les autres. Or, de fait, mon auditoire était passé par d’autres voies pour atteindre son état de quasi-bilinguisme: aucune de mes étudiantes n’avait encore rencontré de Français ni séjourné en France et la langue de Molière leur avait été enseignée par des maîtres austères qui leur imposaient le silence, dans des manuels soviétiques à peine customisés où Piotr et Dimitri fauchaient les blés tout en vantant, dans un français hors sol et retranscrit, leur amour de la patrie.

Face à ces constats, une fois passé un temps d’admiration mêlée d’hébétude, j’ai été assez vite saisi de doutes quant à la valeur sociale de mon travail à l’université et à la légitimité de ma présence rémunérée dans ce pays. Ovide, au début de son séjour à Tomis, s’interrogeait lui aussi sur la place qui allait pouvoir être la sienne dans sa nouvelle communauté d’accueil. La poésie par laquelle il était devenu l’un des personnages les plus célèbres de son temps et la langue dans laquelle, tout au long de sa vie, il avait chanté la beauté et les mystères du monde étaient devenues, en un claquement de doigts, tout à fait inopérantes. Il ne savait écrire des vers qu’en latin, idiome totalement incompris des Gètes et autres peuplades du cru, son nouveau lectorat. Autant donner du pain d’épice à des pangolins, devait-il penser, quand mon dépit à moi, à l’inverse, s’accordait plutôt à cette question : comment apprendre à des mésanges à chanter ?

Mais ce n’est pas le seul fil qui me reliait, par-dessus les siècles, à mon illustre co-expatrié.

Nous étions tous les deux, à un écart précis de mille neuf cent quatre-vingt-dix ans, arrivés en automne à Tomis. Ma perception des jolies teintes de saison du parc Tabacariei de Constanța (elles allaient m’enchanter les années suivantes) avait d’abord été anesthésiée par la grande vague de froid d’octobre 1998, qui avait suivi de peu mon arrivée et s’était abattue sur la Roumanie et l’ensemble de l’Europe. Je l’ai appris plus tard, au hasard d’un site météorologique aussi discret que méticuleux, l’automne de l’an 8 fut lui aussi l’un des plus rigoureux qui ait sévi en Europe centrale au cours de l’histoire. Ovide m’avait également devancé dans l’appréhension du froid.

Plus largement, c’est la mélancolie, durant les premiers mois de ma vie en Roumanie, qui m’a un peu instinctivement rapproché du poète. Tout comme lui, j’avais alors laissé une famille (une femme et une fille) « au pays ». La mienne allait me rejoindre lorsque que je serais venu à bout d’une épaisse brume bureaucratique qui appelait chaque jour, sur la scène de ma détermination ou de mon désespoir, des acteurs aussi différents que le consulat de France en Roumanie, les services de l’immigration de Constanța, le ministère du Travail roumain, l’ambassade d’Éthiopie en France et la préfecture du Gard, ainsi qu’un certain nombre de traducteurs assermentés et d’intermédiaires flegmatiques.

Ovide, lui, ne devait jamais revoir la sienne.

Le soir, je lisais les Tristes et les Pontiques en buvant de la vodka ou du vin blanc achetés strada Unirii, où j’habitais. Plus tôt dans la journée, je partais parfois sillonner la ville un peu au hasard, ses larges avenues parsemées d’immeubles gris, ses falaises découpées au-dessus de la mer Noire, où je n’ai pas vu dix bateaux en quatre ans, son casino somptueux, sa vieille ville, belle et délabrée, où des Tziganes vivaient dans les cours des maisons qui leur avaient été attribuées à l’époque de Ceaușescu, chassant comme qui dirait, l’intérieur vers l’extérieur. Depuis la chute du triste Conducător, moins de dix ans plus tôt, seules des banques et des églises semblaient avoir fleuri dans la ville, encore pauvre en cafés, restaurants et commerces, qui allaient se multiplier d’une manière phénoménale durant mon séjour. Plus tard, j’arpentais les rues vides et je boudais le McDo (une enseigne, quant à elle, déjà bien implantée dans toutes les villes du pays). Il existait alors quelque part un petit « club » en sous-sol dont j’ai oublié quel nom on lui donnait — car je me souviens qu’il n’en portait pas. Il gardait des airs de clandé, ce que de toute évidence il avait été avant la révolution. Harry Tavitian en personne, musicien de jazz balkanique, avec sa bouille sympathique à la Allen Ginsberg, un chat toujours fichu sur l’épaule, y servait sur fond d’excellente musique des bières et des jus de fruits artisanaux. Mais en dehors de ce refuge, où je me rendais parfois seul (on ne vous demandait jamais rien), parfois avec une collègue espagnole, qui, comme moi, enseignait sa langue à des filles de la fac qui la parlaient déjà, la ville avait encore, le soir venu, des airs de couvre-feu.

Ou peut-être était-ce mon âme.

Je retrouve ces vers d’Ovide :

« Je ne sais quels charmes possède le sol natal pour nous captiver, et nous empêcher de l'oublier jamais. Quoi de meilleur que Rome ? quoi de pire que les rivages de Scythie ? et cependant le barbare quitte Rome en toute hâte, pour revenir ici. Si bien qu'elle soit dans une cage, la fille de Pandion, aspire toujours à revoir ses forêts. Malgré leur instinct sauvage, le taureau cherche les vallons boisés où il a coutume de paître, et le lion, l'antre qui lui sert de retraite. »[2]

Je ne sais pas, moi, ce que veut dire « le mal du pays ». J’ai pourtant vécu quinze ans hors du mien. Peut-être ce sentiment n’a-t-il d’existence réelle que pour celles et ceux qui ne retourneront jamais dans le leur, n’y repasseront pas, ou n’ont aucune certitude de pouvoir le faire. J’ai pourtant ressenti quelque chose d’approchant lors des premiers temps de mon existence nouvelle en Roumanie. Curieusement, cette nostalgie n’avait pas pour objet mon pays natal, mais celui que je venais de quitter. Mon pays d’adoption. Un petit pays d’Afrique de l’Ouest, l’un des plus pauvres du monde, où j’avais posé mes pénates sept ans plus tôt et vécu moi-même très chichement, selon nos critères tout au moins. Mais heureux, selon des critères probablement plus larges. Je m’y étais d’abord rendu une première fois un peu par hasard pour une mission de travail. À mon retour, quelque peu précipité par un accident de voiture dans lequel j’avais failli, comme on dit, en finir avec le mal aux dents, une année morose et chaotique m’attendait en France, au sortir de laquelle j’avais décidé de me réinstaller durablement là-bas. J’avais déjà un peu voyagé, j’aurais pu choisir une destination plus glamour. Mais c’est vers celle-ci que je me suis laissé porter. En y retournant, j’avais l’intention sincère mais présomptueuse de ne plus jamais en revenir. Mon voisin, là-bas, à qui je m’en étais confié, m’avait pourtant prévenu, avec beaucoup de douceur mais non moins de conviction : « Tu ne mourras pas ici. » Cette remarque m’avait légèrement blessé, mais si elle contrariait ma vision d’une intégration idéalement accomplie, elle me garantissait à tout le moins un séjour d’une durée encore indéterminée et sans désagrément majeur. Il faut parfois savoir faire de mauvaise fortune bon pot.

Cette question du lieu où mourir, Ovide ne pouvait l’envisager que douloureusement. L’exilé politique est doublement arraché à sa terre natale. Il ne peut plus y vivre et il n’y reposera pas. « Me faudra-t-il toujours vivre dans ce pays barbare, et dois-je être inhumé dans la terre de Tomes ?[3]» écrit-il à sa femme. Mais la barbarie est toujours réversible. Je me souviens d’une émouvante histoire que raconte Pascal Quignard dans Mourir de penser. À la fin du viie siècle, alors que l’évangélisation bat son plein dans tous les États de Frise, le roi Radbod accepte de se convertir. Un pied déjà plongé dans l’eau baptismale, prêt à recevoir le sacrement, il hésite un instant et demande (je cite de mémoire) : « Où sont les miens ? ». Lorsque le missionnaire chargé de le baptiser lui répond que personne de sa lignée ne se trouve dans le lieu qui va lui être bientôt promis, il se rétracte et fait ce choix radical : rejoindre ses ancêtres en enfer, plutôt que d’entrer seul au paradis.

Et puis le temps a fait du temps. Une vie entière ne tient pas dans la main. Mon voisin africain avait raison : après quelques années, le petit pays avait fini par me fatiguer (« Vous pouvez laisser cent ans un tronc d’arbre dans la rivière, il ne deviendra pas un crocodile », dit le proverbe). Je venais à présent de lui tourner le dos : pour ma trop grande familiarité avec lui, l’impression de m’y être perdu, un peu enfermé loin de tout, le besoin de trouver des moyens de vivre plus sûrs. Une décision que j’avais prise et que j’assumais. Mais en arrivant en Roumanie, j’ai découvert ce que j’ignorais : qu’un pays peut laisser des traces en nous comme le ferait un corps. La langue de mon petit pays (la seule langue étrangère dans laquelle j’aie jamais rêvé) me brûlait les lèvres, la débrouillardise quotidienne à laquelle il m’avait astreint me pesait sur les bras comme un muscle mort, ses musiques qui explosaient à chaque coin de rue, ses odeurs de poivre et ses moiteurs d’étuve, ses nuits piquées éternellement d’étoiles étaient devenues mes membres fantômes. Je ne croisais jamais un seul Africain dans les rues de Constanța. Pour cracher par terre avec lui. Boire des bières portugaises. Pour parler la langue que j’avais gardée coincée dans la gorge. Je n’avais qu’Ovide, mon faux Africain, mon compagnon de mélancolie et mon frère fabriqué. Seule m’importait sa peine. Je me moquais qu’elle parût si souvent surjouée dans ses lettres et ses élégies — et l’emphase de ses plaintes faisait même plutôt bon ménage avec le vin que je buvais.

Sur la piaza Ovidiu il n’y avait à l’époque qu’un seul restaurant, libanais. J’y déjeunais parfois le dimanche, je fumais un narghilé puis j’allais traîner du côté de la statue. J’ai toujours trouvé une forme de noblesse, une humilité supérieure à la ville de Constanța, d’avoir adopté comme figure tutélaire, celle de l’homme qui avait le plus intensément voulu la quitter.

Le rapport d’Ovide à Tomis est assez intriguant. Le tableau qu’il brosse à longueur de pages de la région où il a été relégué pourrait faire songer, c’est selon, aux cercles les moins riants de L’Enfer de Dante ou au monde dystopique que décrit Éric Chevillard dans Choir. Aucun arbre, aucune fleur, aucune herbe nulle part, des étendues de mer gelée et de plaines glaciales battues par les vents, des ciels sans oiseaux où seules volent les flèches de hordes barbares occupées à temps plein à s’envahir et à s’entretuer. Un Far West en plein cercle polaire.

« Chez eux, la justice cède à la force, et le droit plie et s'efface sous l'épée meurtrière. Des peaux, de larges braies, les garantissent mal du froid, et de longs cheveux voilent leurs affreux visages.[4]»

Jolie carte postale.

On redoute presque de voir surgir, au détour d’une description, la version arctique de quelques-unes de ces créatures monstrueuses dont les premiers explorateurs du Nouveau Monde farciraient leurs récits de voyage sept cents ans plus tard.

Les années succèdent aux années et le froid au froid. On a l’impression qu’en dix ans, Ovide n’a connu qu’une seule saison : l’hiver. (Maintenant que la période roumaine de ma vie est derrière moi, je suis quand même surpris qu’il n’ait rien dit alors des étés brûlants sur les plages de Mamaia, des soirées enflammées au son de la pop orientale et du manele où l’on croisait assez peu d’« affreux visages », des parties de barbecue entre amis sur les vertes pelouses, des vignes grasseyantes du Dobroudja, dont le vin se boit sans peine et se présente rarement sous la forme de blocs de glace qu’il faut fendre à la hache).

Mais le cœur parle parfois trop vite au cœur…

Sans être pour autant mensongères, ses lettres forcent nettement le trait (notamment dans la restitution des « guerres » locales), plusieurs historiens l’ont déjà signalé. Mais avec le temps, on pressent qu’un sillon se creuse peut-être dans le cœur d’Ovide. Si l’on sait qu’il s’efforça d’apprendre des langues locales dès les premiers temps de son exil, dans Les Tristes (composé les trois premières années de sa vie à Tomis), il en retire presque de la honte : « Moi-même, poète romain (Muses, pardonnez-moi), je me vois forcé de recourir fréquemment à la langue sarmate ![5]» Mais jusqu’où a-t-il poussé ce péché d’acculturation ? C’est un autre ton qu’il emploie dans Les Pontiques, quelques années plus tard, lorsqu’il confie être devenu poète dans cette langue. Au lendemain de la mort d’Auguste, Ovide lit devant les Gètes une ode composée à sa gloire et en reçoit des louanges. À moins que ce ne fût là un ultime pied-de-nez à l’intention de celui qui l’avait banni (un hommage en idiome barbaresque pour l’empereur de Rome !), tout porte à croire que le rapport d’Ovide à la langue de ses accueillants avait considérablement évolué. Certains de ses vers jugés licencieux lui auraient même valu de sévères rappels à l’ordre de la part de ses hôtes, comme aux bonnes vieilles heures romaines de L’Art d’aimer. Chassez le naturel…

Plus largement, on a l’impression que s’installe peu à peu un silence dans ces textes d’exil. Ses lettres sont adressées à sa femme, ses amis, à des personnalités politiques ou littéraires, elles sont l’expression du lien qu’il préserve avec Rome. Le lieu, un temps, de ses recours en grâce à peine masqués, mais, plus profondément, celui de sa langue, de son Panthéon, de ses souvenirs bachiques, des dieux et des héros qu’il fait revivre — se raccrochant ainsi à la mémoire vive de tout ce qu’il a perdu, et exacerbant souvent sa souffrance en voulant l’apaiser. Néanmoins, on ne sait rien, ou très peu, de la manière dont son pays d’exil a infusé en lui en dehors de ce temps d’écrire, totalement dédié à Rome. A-t-il aimé, là-bas, eu des amis, pleuré des morts ? Des mots de cette autre langue l’ont-ils touché, ému jusqu’aux larmes ? Dans le dernier livre des Pontiques, il paye son tribut à ceux qui l’ont reçu, et, je crois que c’est l’une des rares fois, s’adresse directement à eux (dans une missive destinée à Tuticanus) :

« Si je hais votre pays, je ne vous en aime pas moins. Parcourez tous ces ouvrages que j'ai produits dans mes veilles, vous n'y trouverez pas un mot de plainte contre vous[6]. Je me plains du froid, des incursions qui nous menacent de toutes parts, et d'un ennemi qui vient sans cesse assiéger vos remparts. J'ai souvent déclamé, et avec raison, contre le pays, mais non contre les hommes, et vous-mêmes, vous avez plus d'une fois accusé le sol que vous habitez. »

Et plus loin :

« Autant Latone aime Délos, qui seule lui offrit une retraite lorsqu'elle était errante, autant j'aime Tomes, où, depuis mon bannissement jusqu'à ce jour, j'ai trouvé une hospitalité inviolable.[7]»

Du reste, nous ne saurons rien.

Ovide achève la rédaction des Pontiques en l’an 16. Fallait-il y voir une fin ou un début ? Il meurt deux ans plus tard. Deux courtes années de silence, qui ne nous laissent guère la marge de l’imaginer en Rimbaud thrace ayant voué la poésie aux gémonies pour parcourir la Scythie Mineure. Peut-être, qui sait, en amateur de pêche apaisé (un court traité posthume d’halieutique est encore parvenu à la postérité), ou en vieux poète affaibli, n’ayant plus qu’à rembobiner le film de sa double vie.

En 2002, ma saudade africaine s’était assagie depuis pas mal de temps déjà et j’avais pris certaines distances avec la mélancolie. Ma fille avait appris le roumain à la maternelle sans s’en apercevoir, j’avais un fils de quelques mois, des amis, une mère de substitution (l’infirmière à la retraite qui nous louait un appartement voisin du sien depuis quelques années et dont je n’oublierai ni les éclats de rire, ni les talents culinaires, ni l’effrayante façon de conduire). À défaut de leur apprendre le français, j’animais des ateliers d’écriture auprès de mes étudiantes. J’avais un peu voyagé dans le pays, du delta du Danube au Maramureș. Et mon contrat de travail allait prendre fin dans quelques mois. Un jour de printemps, le passage à Constanța d’une délégation d’universitaires français m’avait donné l’occasion de suivre une visite organisée par des archéologues de la région. Nous avions visité un certain nombre de vestiges romains relativement confidentiels, parmi lesquels quelques tombeaux récemment découverts. J’avais sympathisé avec l’un de nos guides, qui pilotait plusieurs de ces chantiers. Après un dîner partagé avec mes collègues, j’avais prolongé la soirée assez tard avec lui dans l’un des bars de la ville, à présent nombreux. Je ne me souviens plus du contenu de nos échanges, si ce n’est de ce détail, qui m’a marqué. Au bout d’un certain nombre de bières, mon interlocuteur s’est avisé de me faire une confidence, un « truc d’archéologue », m’avait-il dit, « que chaque personne du métier sait, ici, mais dont on ne parle jamais ». Je m’attendais à ce qu’il me révèle l’existence cachée, à deux pas du lieu où nous nous trouvions, d’un autel fabuleux ou d’une maison carrée roumaine que nous aurions été explorer sur-le-champ, ou disons, après une dernière bière pour nous donner du courage. Mais non. Ce qu’il avait à m’apprendre était d’un autre ordre : « Il faut que tu saches, m’avait-il dit, qu’il y a une chose qui hante tous les archéologues travaillant dans cette ville et dans la région. Nous continuons tous à lustrer des cailloux pour un salaire de misère, animés par un seul espoir. Un espoir secret : trouver le tombeau d’Ovide. »

Le copain des premiers mois de mon séjour en Roumanie revenait par la petite porte. À un moment où je ne m’y attendais plus. J’avoue que je ne m’étais encore jamais demandé où Ovide avait bien pu être inhumé précisément, et si ce lieu avait été identifié. J’avais à présent la question et la réponse.

L’archéologue m’a précisé que, après la mort d’Ovide, sa famille avait entrepris des démarches pour que sa dépouille soit rapatriée à Rome, mais que la demande avait été rejetée. « Il est enterré ici, a-t-il ajouté. On ne sait pas où, mais on cherche, même s’il est très peu probable, avec tout ce qui s’est construit depuis, que nous puissions un jour retrouver ses traces. ». Je me suis demandé comment avaient bien pu se dérouler les funérailles de cet homme qui aurait voulu mourir et reposer dans son pays. Qui était présent ? Qu’avait-on dit ? Et puis j’ai demandé à l’archéologue quel sens ils donnaient à cette quête. Il m’avait répondu : « Si nous mettions un jour la main sur ce tombeau, ce serait un vestige incroyable, bien sûr, mais il y a autre chose : nous pourrions l’honorer comme il se doit. »

Loind’Ovide, à Ceuta, sur la pointe nord du Maroc, dans la nuit du 28 au 29 septembre 2005, il va se passer quelque chose. Un peu après minuit, les « chefs de groupe » vérifient les derniers préparatifs, s’assurent que toutes les consignes, assez simples, ont bien été comprises. On parle beaucoup de langues ici, tous ne se comprennent pas. Même si certains en parlent parfois quatre ou cinq. Il a fallu combler des vides. Chercher des interprètes, ceux qui savaient. Pouvaient. Connaissaient quelques mots. Il a fallu improviser des astuces, s’aider parfois de dessins ou de gestes. Dans un premier temps, il était important que tout le monde soit d’accord, que la stratégie soit partagée par le plus grand nombre. Il était important d’être conscients des risques, aussi. Après il y a eu quelques points techniques à caler. Pas grand-chose. À présent ils sont prêts. Tendus, mais prêts. Des hommes, beaucoup d’hommes, des femmes aussi. On fait circuler les dernières bouteilles d’eau. On partage encore un plat ici ou là. Du riz. Ou ce qui reste. Du pain, quelques fruits. Bientôt, il y aura le signal. La seule chose importante est de rester groupés. Faire masse. S’efforcer de surprendre. Changer les règles du jeu si bien rodé du chat et de la souris auxquels ils sont contraints de jouer depuis plusieurs semaines, depuis plusieurs mois. Pousser. Avec l’énergie du désespoir, ce fluide étrange que tout le monde connaît bien ici. Chacun, chacune, qui peut dire : rien à perdre. Plus de place en moi pour de nouvelles blessures. Pousser et monter. Comme un flot, une vague géante qui ne veut plus refluer. Que rien ni personne ne pourra arrêter. Qui n’en peut plus d’être ramenée à la rive. Encore et encore. Une vague qui va pousser et veut passer. Pousser et monter. Frères humains. Passer. Certains tomberont et ne se relèveront pas. On ne sait pas qui. On ne veut pas savoir. Pousser, monter, passer. Un peu avant trois heures du matin, le signal est donné. C’est le moment. Il faut toujours un moment. Plusieurs centaines de personnes se lèvent comme un seul homme. Un bloc. Une forêt dressée dans la nuit. Et ces centaines de personnes marchent d’abord, d’un bon pas, puis se mettent à courir, à courir aussi vite qu’elles peuvent. Malgré la faim, souvent, la fatigue. Courir, et pousser. Rester groupés aussi longtemps que possible. Courir dans la même direction. Cette seule direction envisageable. Vers le mur de ronces. Le bout du voyage. Pour le meilleur ou pour le pire. Ensemble, toujours. Le plus longtemps possible. Jusqu’à ce que. Passer. Il faut que ce soit le contraire de fuir. Dans la fuite la dispersion est nécessaire. L’éparpillement est vital. Là, c’est l’inverse. Il faut forcer ensemble. S’arracher à l’attente. Franchir coûte que coûte la ligne d’arrivée. Passer entre les mailles du filet. Entre le marteau et l’enclume. Passer.

Et puis après ? Après, les mots. Assaut sur l’enclave de Ceuta. Précisions. Six cents personnes. Barrière de sécurité. De barbelés. Décrire les événements. Échelles de fortune. Cinq morts. Deux immigrants tués par balle. (Morts ni chez eux ni chez moi, juste loin d’eux-mêmes, entre le marteau et l’enclume. Morts nulle part où l’on doive mourir.) D’autres informations. D’autres précisions. Avec des mots précis. L’une-des-plus-grandes-tentatives-d’intrusion-massive-jamais-enregistrée. Candidats à l’exil (charmante formule). Passage en force. Des blessés. Mouvement concerté. S’étaient préparés. Des candidats à l’exil s’étaient préparés. Le préfet de Ceuta, Jéronimo Nieto : « Nous n’avons jamais vu un groupe aussi important organisé et coordonné, agir de manière si soudaine dans la nuit.[8]». (C’est beau, ça aussi, « si soudaine dans la nuit ».) Être le théâtre de. Morts. (Vivants.) Morts. Drame survenu à quelques heures d’une rencontre au sommet à Séville. Mesures renforcées. S’entendre sur les moyens. Trouver des solutions… (J’entends, loin d’Ovide, j’entends : candidats à l’exil cherchent hospitalité inviolable.)

Passez, frères humains.

Passez. 


  1. Les Tristes, livre iii, elégie v. Toutes les traductions d’Ovide auxquelles nous référerons sont celles de Philippe Remacle, mises en ligne sur le site remacle.org.
  2. Les Pontiques, livre i, lettre iii.
  3. Les Pontiques, livre iii, lettre i.
  4. Les Tristes, livre v, élégie vii.
  5. Ibid.
  6. Pour qui vient de relire Les Tristes, avouons qu’il avait tout de même la mémoire un peu courte…
  7. Les Pontiques, livre iv, lettre xiv.
  8. Le Monde, 29 septembre 2005. (Plus largement, la dernière partie de ce texte emprunte la plupart de ses phrases à cet article).

Bandeau : Alexandru Panoiu, flickr.