Le chasse-corbeau tonnait maintenant depuis des heures, dans l’intervalle d’un battement de cœur ou deux de ratés, rythme sur lequel il était inutile d’essayer de se régler, trop lent pour nous céder, trop régulier pour empêcher que l’on sombre tout à fait. Les champs s’étendaient tout le jour sous un cagnard chien et tentaient de lever malgré les volatiles. Le village qu’ils encerclaient était vide, et la détonation du canon à gaz roulait le long de ses veines pour s’écraser sur les vitres fermées qui ondulaient sans passion sous la pression. Chaque coup laissait entendre qu’il pourrait éventuellement être le dernier, son entêtement à se reproduire pourtant calé sur le vol lourd des oiseaux – il apparaissait logique qu’il avait été réglé mécaniquement, il envoyait sa charge sourde contre nos murs, puis laissait place à un silence chargé des sanglots rentrés de bêtes incapables de se tenir sur un épi le temps d’en prendre ce qu’il fallait de graines pour que l’insolence triomphe. C’était la nuit que son rappel était le plus coupable. Il laissait à peine le temps de fermer les yeux et de compter les pulsations de son sang sous les paupières qu’il revenait, plus inquiétant encore. Alors tout en nous se mettait également à tonner, d’abord faiblement, puis de plus en plus nettement, jusqu’à ce que les tambours de notre guerre intérieure, déchaînés, promettent une aurore déchirée, vengée, cabrée pour sauver son altitude.
La ronde des renversements d’organes, la mixture amère des solutions manquées, le grand effroi d’une démission complète du monde des affaires malgré la fascination qu’il exerçait sur nous, tout avait déjà été déposé au creux des mains calleuses de ce bourg sans intérêt manifeste. La frontière intime n’était plus jamais violée par aucun espace public, ce mythe auquel nous avions constamment échoué à croire. Une zone de partage et de civilités qui sonnaient perpétuellement pour nous comme une menace, un terrain miné, inexplicable, inconcevable, faux, si terriblement faux, comme un mauvais décor monté par une troupe itinérante bientôt repartie sans aucun égard pour notre accoutumance à leurs gestes fiévreux et poudrés, qu’on prenait enfin à cœur. Ces espaces publics, nous en avions dévoilé la mythologie depuis trop longtemps, et incendié les planches pour en montrer les caves à une poignée de semblables. Ils avaient fait mine de ne rien y pouvoir. Ce n’était pas si grave, non, il n’y avait qu’à leur laisser. Mais voilà que depuis quelques jours, on venait se faire effaroucher jusque chez nous.
Vieil oiseau noir, voilà donc que tu les menaces ici aussi. Ah ! Il fallait donc tout leur laisser. Place nette, étendue sans nuisible, production assurée, avenir dératisé, je m’en vais vous déchanter tout ça, ouvrir bien grand l’œil-de-bœuf, causer au Dehors, ce Grand Effaroucheur.
« Silence ! Je ne sortirai pas ! Ce n’est pas pour toi que je suis venue, tu m’entends ? Ma place est ici parce que rien ne m’y blesse, et que je ne peux rien contre personne. J’y rejoins les enfants morts sans baptême, je me fige, insecte pour la postérité, dans l’ambre de sa placidité, je me coule dans les recoins désolés de ce patelin pour ne jamais avoir à vous revoir, vous comprenez ? Et pas seulement vous, mais votre reflet, pour ne jamais craindre de vous confondre dans une foule idiote. J’étais une fille de la rouille, vous m’entendez ? Une créature des branchements industriels, des tables en verre pilé et des perfusions de mauvaise vodka, je longeais les cités infréquentables habillée en pute pour me salir, pour vous punir, et prise dans un vertige contagieux, je tirais sur vos bondes pour vous entraîner à l’égout ; je ne vous aimais pas, ne vous ai jamais aimés, jamais désirés. Mon existence n’était que simulation, je mimais ce que vous me demandiez pour comprendre vos codes et en tirer profit, mais personne, pas un seul putain d’humain n’a jamais pu m’approcher. J’étais privée de limites, j’enflais et je glissais contre des tours démesurées, je me rappelle l’odeur de pisse de toutes vos arrière-cours, il y avait des filtres, aussi, des filtres partout parce que je n’étais jamais seule, il y avait des bulles, des toiles, des pièges, des trous, je n’étais jamais seule, décapée de mes protections, je n’étais jamais seule, et je vous en voulais. J’avais la mousse aux lèvres de vous voir dépérir, je vous voulais noyés, écrasés, démantelés, réduits aux cliquetis de vos trousseaux de clés contre une portière brusquement arrachée par le souffle. J’aurais mangé jusqu’à ne plus sortir de ma peau qu’en éboulis fatal, j’aurais bu jusqu’à ne plus jamais comprendre vos visages, j’aurais vociféré contre mon sac en plastique, grise et terminée, urinant sur le parking de vos apitoiements. Je suis venue ici pour échapper au spectacle public permanent, cette gaudriole sinistre des fins de semaines où l’on n’a encore rien osé, cette révolte convenue des parvenus spirituels, fatigués avant la fatigue, malheureux avant le malheur, trop sapés pour être honnêtes. Je ne sortirai pas, plus maintenant, je fais le tour de mon domaine et il n’en finit pas, il n’est pas possible, il mute et grandit, change ses couloirs de place et je nous y rencontre quand je le décide, je vous grime et vous place où bon me semble. Fermez-la ! Tambours des conquérants de récoltes fructueuses, vendus aux forces des marchés, je vous défie ! Vous ne prendrez rien chez moi, je bats plus fort, je vous ai toujours battus. C’est chez vous, dans vos zones fréquentées que je suis encrassée, enfermée. Sur vos cartes de failles blanches à répertorier, je me déplace plus vite que vos sonars. Je reste ici. »
Mais le chasse-corbeau, imperturbable, maintenait ses envoûtantes imprécations en défigurant le silence. Il égrainait un compte à rebours dont on n’entendait pas distinctement les nombres, enveloppés dans la déflagration progressive des repères. Chaque coup pouvait être le dernier, et l’absence stridente de l’attendu tout désintégrer, jusqu’à la dernière confiance, nous renverser et nous retourner en une incombustion plus meurtrière encore, en dedans, que n’importe quel accident de la route. Alors elle tendait son cou jusqu’au litige cérébral pour n’en rater aucun, toute son existence à présent dévolue à ce décompte sans fin.
Il ne comprend pas ce que je veux lui dire. Il me faut encore plus de mots, il me faut encore plus de dépouillement, je dois lui faire comprendre, c’est la seule manière qu’il arrête les battements. Il fait le siège jusqu’à ce que je cède, mais j’arriverai, j’y arriverai, oui, je triompherai à lui faire entendre, moi, mes assourdissantes propositions.
« Tu crois que je ne sais pas que tu vas repartir ? C’est toi qui vas céder. Chaque fois, tu t’annonces, chaque fois, j’encaisse, j’avale tes grondements. Je n’ai pas bougé d’un pouce. Frappe, imbécile, puisque tu ne sais rien me dire au pied-de-biche. Écoute-toi seulement, tu piétines comme un titan à la solde des maniaques. Tu scandes au public, ce qu’il en reste, ta puissance stérile : je ne suis pas venue pour toi. Les corbeaux reviendront. Ah, ah, et moi je les attends, infiltrée, sous la couverture parfaite de la vertueuse repentie. Je les nourris en cachette, je grossis la volée, je les rassemble et les déplace pour qu’on ne les trouve que le jour où je choisirai de les déployer. Tu sais ce qui était encore le plus douloureux, tu sais ce que je t’ai trop souvent laissé gagner ? Ce regard, ce regard que tu prenais à travers tous, tous ceux que je croisais qui m’écoutaient un peu. Ce démenti, lorsque au fond du tremblement des prunelles le rideau de fer retombait lourdement et je savais bien, malgré toutes les gesticulations de ta langue, que tu fermais, tu fermais boutique pour de bon, il n’était pas question que tu admettes ce que j’avançais. Il fallait grandir, gagner. Il fallait passer, surgir. Percer, trahir. Quoi, tu en as assez, pourtant j’en ai d’autres, je peux continuer, tous les mots, toutes les craintes, toutes les ardeurs, je suis leur refuge dernier, j’ai tout pris, choyé, guéri, ils sont tous là, ils attendent de servir. Mais pour toi ? Pour nourrir ce grotesque poupon déjà gorgé ? Pour des estomacs assoupis, des pleureuses sans drames, d’assommants chercheurs d’or ? Pourquoi je te donnerais ce que j’ai construit, année après année, étourdie par les grands, abandonnée par les petits ? Tu sais pourquoi je suis rentrée, pourquoi je reste ici ? Parce que je suis une âme privée, propriétaire sans permis, armée jusqu’aux dents pour tenir imprenable la friche que j’ai découverte, loin de vos paysagistes et de votre armée de bouffons correcteurs de sentences, analystes des coups de canons à gaz contre ma dernière chance de rester vivante le plus longtemps possible pour avoir le temps de rassembler l’immense dossier à charge que j’ai contre toi. Tu peux sonner la charge. Je tiendrai. Il n’y a qu’ici que plus rien n’est tenté contre tout ce que je peux, dehors. »
Le silence revint, et les corbeaux avec. Elle apprit quelques jours plus tard qu’une plainte avait été déposée contre le paysan par une association de riverains. Elle referma l’œil-de-bœuf, démunie comme toutes les fois où elle était exaucée par ses ennemis.
De toute façon, je n’étais pas encore prête.