Ministère de l’Intérieur
12 avril.Impressions d’Aden. De Svalbard à Ushuaïa, tous les aéroports se ressemblent. Ils ne disent rien, au fond, des pays qu’ils desservent ; ouverts à l’au-delà des apatrides, ils en héritent l’informe et l’incolore. Pour comprendre Aden, pour rencontrer la ville et son mystère éternel, il faut d’abord s’extraire du hangar anonyme et bouillant. Il faut s’arracher au confinement et à la médiocrité. Aller dehors, sous le soleil d’Aden — cet « atroce soleil que les hommes ne sont pas arrivés à prier », a écrit Nizan — qui jette sa malédiction, sa bénédiction peut-être, sur un enfer de lave rongé par les flots où confluent, depuis des siècles, les rêves malades de l’Occident. Quand le soleil d’hiver métallise les eaux mortes des salines où se reflètent, comme en un miroir d’étain, les empennages bleu et rouge des avions de la Yemenia, alors on sait qu’on est revenu à Aden.
Je songeais à cela tandis que je contemplais la ville vue du ciel, tout en croquant des chips. Comment vous décrire Aden ? Qu’on se figure un rocher : on est loin encore de la vérité.
Dehors, la lumière se fait blessure. La chaleur, presque tangible, a des étreintes de pieuvre ou bien de femme. On voit des chariots à bagages, des fleurs moribondes, des taxis blancs festonnés de jaune dont les chauffeurs patientent à l’ombre d’un palmier, tout en fumant. Au loin passe un vol de corneilles, devant les monts qui déchiquettent le ciel d’automne.
Qu’est-ce donc qui me ramène, encore et toujours, dans cette cité perdue ? Certainement pas les derniers développements d’une guerre civile manœuvrée par de riches amateurs de football, qui a fait déjà fait cent mille morts et provoqué une famine menaçant vingt millions de personnes. — Non, mes raisons à moi sont plus intimes : ce sont, pour ainsi dire, des raisons d’écrivain. Le besoin obscur, sans doute, de me perdre dans cette ville de livres et de légendes — et, m’y perdant, de me trouver moi-même : car écrit-on jamais pour autre chose que pour se trouver ?
… Non, franchement ?
En ce qui me concerne, je ne conçois d’écrivain que voyageur. J’ajoute que la défaveur en laquelle tombe, aujourd’hui, le récit de voyage est à mes yeux une tragédie pour la littérature contemporaine ; je m’en explique mal les raisons.
Machinalement, je croque une chips.
Voyager, donc. Aller bravement vers l’inconnu, à plus forte raison quand il a été connu par d’autres : écrire, en définitive, c’est le tourisme de l’inconnu. Dehors, dehors toujours, sur les traces ténues de mes frères de lettres et de liberté — ces auteurs qui, comme moi, haïssaient les confinements et la médiocrité. Aller voir ailleurs s’ils y sont. En général, ils n’y sont plus. Cette nostalgie fait l’écriture.
Voilà, au fond, ce qui me ramène à Aden (je chasse une mouche qui agace mon front en nage) : ce sont des livres. Celui de Nizan, bien sûr, qui a écrit de si jolies choses sur la magie des voyages. Mais, en premier lieu, ceux d’Arthur — mon cher Rimbaud, le génie foudroyé, le Cygne de Charleville, l’homme aux semelles de vent avec qui je cultive, depuis mon plus jeune âge, des affinités intenses, je veux dire plus intenses que les vôtres. Et dont je me demande bien ce qu’il venait foutre à Aden. Je sais que je ne suis pas le seul mais enfin, on n’écrit pas les Illuminations pour s’en aller ensuite trier le café dans le premier comptoir du Levant venu en pleurnichant sur le climat comme un con de gringo Jacques Vabre — ou alors, c’est à désespérer de la littérature. Il y a forcément ici, quelque part, quelque chose de sublime à comprendre — et je vous le dis comme je le pense : que Segalen, Leyris, Soupault, Monfreid, Kessel, Malraux, Gary, Adonis et Le Clézio s’y soient cassé les dents ne m’empêchera pas, modestement, de reprendre le flambeau.
Et c’est pourquoi, avec une obstination dont je m’honore, je reviens sans cesse à Aden. La dernière fois que j’y ai cherché la maison de Rimbaud, ce fut pour m’échouer, dans le quartier d’Al-Mualla, sur le parking de la compagnie yéménite des farines : amer souvenir. Cette fois je compte bien réussir.
J’examine les taxis blanc et jaune de l’aéroport lorsque ma femme m’appelle. Nous n’échangeons que quelques mots, timides et contraints. Elle veut savoir si je vais bien ; et aussi, comment recouvrer la mémoire : « Ils me disent, m’explique-t-elle, que Chrome n’a pas assez de mémoire pour ma visioconférence, qu’il faut que j’en libère en fermant des applications. » Je la rassure. Après quoi je croque une chips et je m’interroge : si je vais bien ? — Ma foi, je vais ; je crois que je vais comme nous allons tous, vous ou moi mais surtout moi, qui m’abandonne à la moiteur d’Aden, tâchant d’apprivoiser la mélancolie. Cette mélancolie que nous avons tous en commun — bien que les êtres sensibles, comme moi, en reçoivent généralement la plus grande part.
J’ai dédaigné les touristiques palaces du front de mer (de toute façon, les islamistes les ont fait sauter) : je leur préfère le quartier animé de Crater, la vieille ville, tout bruissant des rumeurs du Bazar.
J’ai donc établi mes quartiers dans une petite rue du centre, non loin de l’école coranique, à l’hôtel Al-Amer : simple mais noble édifice dont les balcons ajourés, dans le style de Sanaa, se parent, la nuit venue, d’élégants néons roses. « C’est un de mes hôtels préférés quand je veux aller dans le centre en raison des très propres chambres et de l’excellente moralité du propriétaire » me confie Mohamed Yhaya Senhoub, un Adéni qui décerne à l’établissement une note de trois étoiles et demie. Je ne saurais démentir Mohamed. La chambre que j’ai choisie est en effet fort propre et son aménagement, d’une probité toute moyen-orientale — deux lits et deux fauteuils en bois verni, une modeste armoire, deux fenêtres entrouvertes au bourdonnement incessant des souks voisins. Il n’en faut pas davantage pour écrire.
Une mouche agace mon front en nage. Machinalement, je croque une chips.
Au pied de l’hôtel commence le dédale des bazars. On peut s’y perdre des heures durant ; on débouchera, si Dieu le veut, dans le grand souk Al-Tawil, ce « long marché » dont la rumeur dit qu’on y trouve tout ce qu’on peut rêver. Un rapide examen des étals me confirme que la chalande en niqab peut s’y procurer, au choix, de la laitue ou du jasmin — primeurs de l’été, j’imagine. Je fais le tour de la place, entre les étals de laitue et les étals de jasmin, cherchant des yeux une maison qui aurait pu loger, dans les années 1880, un Ardennais émacié et atrabilaire. Mais Aden a bien changé : les façades à briquettes de l’architecture coloniale victorienne, avec leur médiocrité honnête et contente de soi, n’y sont déjà plus qu’un lointain souvenir, rongé par le sel et les paraboles satellite. Autour de moi le commerce bat son plein. (J’avais commencé par écrire : « les échanges battent leur plein », j’ai regardé dans un dictionnaire, j’ai corrigé en : « les échanges battent son plein », ça m’a paru bizarre, alors je me rabats sur le commerce.) Un acheteur négocie âprement sa laitue ; plus loin, un badaud flâne entre les jasmins, revêtu de l’izar — pagne traditionnel adéni —, sa kalachnikov battant mollement son flanc. Au centre de la place, derrière les jasmins et derrière les laitues, il y a une mince et haute tour — et, au sommet de cette tour, un bateau. Une tartane tout en bois. Comme jetée là, par l’ouragan, dans l’éther sans oiseau. Échouée en précaire équilibre, telle l’Arche de Noé sur l’Ararat, et flanquée du portrait d’un héros de la nation. Tout le Yémen est dans cette image.
Les habitants chérissent le souk Al-Tawil : « l’histoire parfumée d’Aden », m’explique Abdulla qui lui décerne quatre étoiles. « Tous les jeunes et les hommes portent des vêtements et des chaussures », ajoute mystérieusement Idris — et Abu Salh, résumant le sentiment général dans un saisissant raccourci, de conclure : « C’est tout ce dont Aden se souvient, aspirations brûlées… Ce qui n’est qu’une patrie est le paradis de l’attente. »
Mais d’Arthur, toujours aucune trace. J’ai vainement cherché, près du vieux minaret, la maison Bardey où, pour sept francs par jour, il surveillait les cafetières : je n’ai trouvé que l’arrière-boutique d’un concessionnaire Rolex. En Éthiopie, la cité sainte de Harar a conservé la belle bâtisse coloniale où logea l’homme aux semelles de vent, du temps qu’il avait deux semelles ; mais Aden, docile aux puissants et dure aux poètes, semble avoir effacé jusqu’à la mémoire du Voyant. On me dit que les Yéménites s’obstinent à le confondre avec ce bouillant vétéran qu’incarne au cinéma, non sans talent, le comédien Sylvester Stallone. Pourquoi un tel oubli ? Peut-être les écrivains maudits qui échouèrent dans ce port de pirates n’étaient-ils tous, sous le regard indifférent du Tout-Puissant, que des trafiquants parmi d’autres. Ou alors, la ville s’est souvenue avec rancune de ce que Rimbaud écrivait à son départ : « On n’a aucune société que les Bédouins du lieu, et on devient donc un imbécile total en peu d’années… Je suis heureux de quitter cet affreux trou d’Aden où j’ai tant peiné. »
Nouvel appel de ma femme : notre échange est pudique, entrecoupé de silences. Elle me demande si je vais bien — ce qui, au départ, m’étonne un peu, dans la mesure où elle me l’a déjà demandé il n’y a pas dix minutes. Elle finit par m’avouer une erreur inconnue : « Ils me disent qu’une erreur inconnue s’est produite, et que je dois relancer PowerPoint. » Ils disent souvent de ces choses à ma femme. Je ne sais rien de l’erreur inconnue ; je tâche de la rassurer quand même ; j’en profite pour prendre quelques nouvelles. Ma femme s’inquiète, surtout, de la confection du déjeuner. Cela se comprend : elle est plongée jusqu’au cou dans les préparatifs d’une visioconférence avec des gens importants — qui, comme elle, ne maîtrisent pas les outils, mais qui, à sa différence, et s’autorisant de leur importance, n’ont pas jugé bon de les apprendre. Ainsi va le télétravail.
Après quoi, machinalement, je croque une chips et je m’intéresse au portrait du héros de la nation qui pend là-haut, juste en-dessous du bateau ivre. Il se montre en uniforme ; sa moustache est martiale et son regard, plein de tristesse. Je me demande comment il s’appelle ; c’est con que je ne lise pas l’arabe.
13 avril.Le vieux quartier de Crater doit son nom à sa topographie. Il s’agit, au sens propre, d’un cratère volcanique : Aden a prospéré sur les cendres d’un volcan assoupi. Au plus profond de la vieille ville, il suffit de regarder vers le ciel pour retrouver, tout autour, les montagnes qui l’enferment. Un hadith assure que la fin des temps se connaîtra par ces signes : le feu jaillira des profondeurs d’Aden, et les nations de Gog et Magog déferleront sur le monde. Aussi, nuit et jour, les hommes pieux surveillent-ils le volcan.
Qu’on y songe : Aden ne niche pas sous un volcan, Aden est le volcan. La visiter, c’est fouler la frêle surface d’un monde chthonien dont l’abîme se devine sous vos pas. (Parfois il semble l’entendre gronder, mais c’est en général une bombe.) Ça vous a une autre gueule littéraire que Venise, quand même ; ils peuvent aller se rhabiller, les Sollers et les d’Ormesson, avec leurs amourettes en gondole. Et puis, à quoi bon chercher l’enfer au-dessous d’un volcan alors qu’il existe une ville où on peut le faire dedans ? Je me demande ce qu’en aurait pensé Malcolm — mon cher Malcolm Lowry, avec qui je cultive des affinités non moins intenses qu’avec Arthur, et dont je revisite le formidable roman à chaque anniversaire de mariage. Qu’est-ce qu’il en aurait pensé, Malcolm ? — Bien des choses, j’en suis certain.
C’est ainsi que la littérature se mêle à ma vie : les livres, comme les chips, sont pour moi des amis, où je puise des consolations à mes peines et des modérations à mes joies.
Aujourd’hui je monte dans les hauteurs du Shamsan, éminences déchiquetées qui ceignent Aden comme une tiare, la coupant à jamais du continent. Mon ami Hazim — ami, c’est beaucoup dire : une connaissance, mettons — me montre la falaise du Temple, d’où la vieille ville et la côte orientale se découvrent. Les adorateurs de Mazda, exécrés des imams, allaient y offrir leurs morts à la sanctification des rapaces. Les ruines de leur tour du silence sont, paraît-il, visibles un peu plus loin.
Le panorama est extraordinaire. Un soleil de printemps pointe à l’est, derrière des tentures mouillées de brume. Dans mon dos, les montagnes violettes dressent un rempart où vient battre et refluer un tapis serré de nuages bleu-gris que roulent vers les terres, sans se lasser, les vents paresseux du golfe. Il semble contempler la sainte muraille qui défend, dit-on, notre retour au paradis terrestre. Je me souviens qu’Aden n’est autre que l’Eden mythique mentionné par le prophète Ézéchiel : selon la légende, c’est dans ces rudes montagnes du Shamsan qu’Abel et Caïn, frères ennemis de la Bible, sont enterrés.
Hazim est assis à l’extrémité du promontoire, la tête inclinée vers son smartphone, sous une casquette de tissu rouge dont je ne peux déchiffrer l’inscription parce qu’il me tourne le dos. Il est en train, je crois, de contrôler la rotation de son trépied photographique, lequel doit se dresser à peu près à l’endroit où je me tiens (j’en cherche vainement l’ombre à mes pieds). En bas, sous la mate lumière filtrant d’un ciel étouffé, la cité millénaire étale en croissant, jusqu’à la mer, le moutonnement minéral d’immeubles blancs et beiges, que diaprent çà et là les coupoles bleues et les minarets des mosquées. J’aperçois, droit devant, la noire pyramide de l’îlot Sira, siège d’une forteresse immémoriale. Et plus loin, la mer d’Arabie, d’un bleu incorruptible sous le ciel gris : pure comme l’un des cent noms de Dieu.
Machinalement, je croque une chips.
(J’ai une prédilection de longue date pour ces gourmandises apéritives, en particulier pour celles goût crème et oignon de la marque nord-américaine Pringles. Elles contiennent de nombreux ingrédients, dont fort peu de pomme de terre, et présentent l’intérêt provisoire, mais significatif, de ne pas se trouver en rupture de stock au supermarché où je m’approvisionne. Je dirais volontiers que ces chips sont mon poison d’écrivain : par quelque mécanisme obscur, elles semblent commander mon inspiration et m’ont, plus d’une fois, sauvé de la page blanche — pour le plus grand malheur de mon clavier, dois-je avouer. J’entretiens avec elles des rapports tout à fait singuliers, qu’il faudra bien que je consigne un jour. Par exemple, j’ai souvent constaté ce phénomène curieux que, quand je mange une chips en écrivant, je ne peux pas m’empêcher d’en manger une autre à très brève échéance.)
Il fallait donc, une fois encore, aller dehors ; dehors, dehors toujours ; monter sur la falaise, échappant à ce cratère où, écrivait Rimbaud, « nous rôtissons comme dans un four à chaux » pour pénétrer la géomachie d’Aden. Vues d’en haut, les maisons minuscules, massées jusqu’aux contreforts, semblent disputer leur espace vital à la poussée monstrueuse du volcan. L’irruption, chez un organisme malade, d’une tumeur (au genou, par exemple) provoque de semblables bouleversements somatiques ; mais ici, on ne saurait dire si le cancer est la ville, ou bien le volcan.
Comment croire un seul instant qu’Arthur n’a jamais contemplé ce spectacle ; ou bien que, l’ayant contemplé, il ait pu y rester insensible ? Comment ne pas voir affleurer les foudroiements du voyant sous ses dénégations pudiques — « roc affreux », « sale Mer Rouge », « je me fais vieux très vite, dans ces métiers idiots et ces compagnies de sauvages ou d’imbéciles » ? Non, il s’agit bien toujours du même Rimbaud, j’en suis convaincu ! Je n’est pas un autre ! Et son secret adéni est là, sous mes pieds, qui m’attend.
Je dois m’arracher, à regret, à mes méditations : c’est l’heure de l’allocution présidentielle.
Plus tard. La vie nocturne ne réserve que peu d’aperçus à Aden — le couvre-feu, peut-être. J’ai demeuré longtemps errant dans la grand-rue, bordée d’immeubles blancs qu’éclairent, de loin en loin, des vitrines de jeux vidéos ou les lumignons de quelque mosquée, et où se pressent de grosses voitures blanches. (Étonnante, d’ailleurs, cette prévalence de la grosse voiture blanche dans les pays arabes.) J’allais à contresens du trafic, selon mon habitude : je ne conçois d’écrivain qu’à contresens, et l’on voit mieux les paysages.
Mes pas ont fini par me reconduire dans la vieille ville, parmi les hommes bienheureux du café Sakran, le « café ivre ». On le trouve, si Dieu le veut, au fond d’une rue sans nom que les colons britanniques, avec leur congénital prosaïsme, avaient baptisée « A Street » : la plaque se voit encore sur un mur décrépit. Les clients, nombreux malgré l’heure tardive, sont attablés sur le pavé inégal de la rue, dans le demi-jour des ampoules qui tombent d’un labyrinthe de fils. Ils bavardent en buvant le traditionnel shahi — thé au lait yéménite infusé de cardamome, tiède et poignant comme cette nuit de décembre. « Le Sakran est un établissement célèbre de Crater, m’explique Bachir. Célèbre pour son nom inhabituel mais aussi pour sa préparation du témoin et du fameux poète ostentatoire. » J’ai retrouvé, peut-être, la piste d’Arthur ; je n’exclus pas non plus une erreur de traduction.
Malgré l’ambiance de fraternité virile, la solitude — splendide et cruelle maîtresse de l’écrivain — ne me quitte pas : que sais-je, au fond, de tous ces gens ? Je songe à Nizan : « Les voyageurs sont condamnés à ne voir des maisons où vieillissent les hommes sédentaires que des murs de toutes les couleurs, avec des curiosités simplement architecturales. »
Devant moi, son shemagh à damiers rouge et blanc jeté sur ses épaules, siège un vieillard à la barbe grise, aux traits creusés par le soleil et la sagesse d’Allah — qui replie, de ses doigts noueux, sa perche à selfies. Il y a, dans sa soucoupe, un sucre.
Comme il m’est sympathique, je joue avec lui au jeu séculaire de la mouche, tel qu’il se pratique encore dans tous les souks du Levant. Qui n’a jamais joué à la mouche ne sait rien des mystères languides de l’Orient. Qu’on se figure deux adversaires s’affrontant, des heures durant, sous les pales d’un vieux ventilateur qui brasse en vain l’air bouillonnant. Ils se dévisagent en silence, dans l’immobilité la plus totale malgré la sueur qui roule sur leurs tempes crispées, réprimant le moindre tressaillement qui puisse effrayer l’insecte vagabond. Le premier des deux à voir la mouche se poser sur son sucre emportera la mise. Cependant le café refroidit, les loukoums fondent ; les clients alentour se sont tus ; sur scène, Zohara la danseuse mord ses ongles d’agate. Il n’est pas rare que des fortunes ou des femmes changent de mains durant ces amusements passionnés.
Je n’ai pas de sucre sur moi ; cette chips fera tout aussi bien l’affaire. Je la pose délicatement sur mon clavier, entre le F et le J. Le vieillard ne bouge pas ; j’imagine qu’il a compris. Je me fige, tous mes nerfs tendus. La mouche, comme ivre, bourdonne autour de moi, agaçant mon front en nage. Et j’attends.
… Ce qu’on se fait chier.
J’ignore pourquoi la mouche ne veut pas de ma chips, mais on ne va pas non plus y passer la soirée. Je laisse tomber les enfants de Cham, je referme mon portable, et je rentre me coucher.
14 avril.La nuit porte conseil : tout bien considéré, je ne crois pas que Malcolm se serait plu dans cette cité gagnée aux sunnites. Le Mecca Cola ne saurait faire oublier le goût du mescal : mieux valait, sans doute, s’anéantir au Mexique.
Je me perds, à l’ouest de la péninsule, dans le quartier de Tawâhî, le vieux port, que les Britanniques appelaient Steamer Point. Tout m’y est objet de curiosité. Il y avait là, au tournant du siècle dernier, une crique appelée le Croissant : on y voyait des hôtels blancs, larges et bas, agrémentés d’amples parterres, où descendait la bonne société débarquée des vapeurs. Ces établissements s’appelaient l’Hôtel de l’Europe, le Crescent Hotel et, surtout, le Grand Hôtel de l’Univers, rendez-vous des francophones : on sait qu’Arthur y a séjourné, et qu’il s’y faisait adresser son courrier. À l’Univers, la chambre coûtait six roupies par jour en pension complète. On pouvait y admirer des sirènes, grande distraction coloniale ; aller se baigner dans les eaux bleues du golfe ; laisser son pied à un requin-tigre.
Le Crescent, du moins, a survécu : je le retrouve. Il est là, juste derrière l’arche en béton matérialiste et dialectique du monument aux morts de la révolution. Il dresse encore ses coquettes vérandas en lunette et son cadran muet (cette manie des pendules, chez les Britanniques). Sur la fraternelle insistance de quelques amis de la piété, il a jugé bon de fermer ses portes.
L’empire colonial ne montre plus, ici, que de rares vestiges, rongés par la mer, écrasés par la montagne : je les cherche par une belle matinée d’été dont l’air semble lucide et cassant comme le verre. La tour horloge de Big Ben — façade de brique et toit de tuile rouge — veille encore sur la rade où sommeillent quelques cargos orange. Mais du splendide embarcadère que foulèrent, dans les après-midi dorées d’Aden, la reine Victoria, Rimbaud ou Nizan ne demeure qu’une pauvre arche aux colonnes piquées de sel, plantée dans un amoncellement de poutrelles, fermée à la mer par un mur de parpaings. Derrière moi, des ouvriers déplacent des gravats d’un endroit du panorama à un autre. Inconcevable délabrement de certains quartiers : on se croirait, je ne sais pas, dans une ville en guerre.
La reine a toujours sa statue à Aden. Ou plutôt, elle l’a retrouvée, après l’éclipse marxiste, dans un jardin public voisin : c’est tout ce qui reste, je crois, des parterres du Croissant. L’endroit respire, avec ses gazons pelés, ses élégantes en niqab, son parc à enfants grillagé sans enfants, un indéniable pittoresque. Je dois sa découverte à Saleh Al-Radfani, un farouche ami des bêtes qui a, par ailleurs, longuement photographié les immondices du parc aux cygnes d’Aden — à des fins de dénonciation, je suppose. C’est lui qui m’a conseillé ce détour par le square Victoria, auquel il décerne cinq étoiles. Avec cette confidence : « Soit dit en passant, on y trouve la tombe d'un propriétaire de chien d’une entreprise de vêtements et d'autres sociétés de déchargement et d'expédition de navires, le nom est Kahwagi d’origine indienne, et toujours la tombe de son chien est dans le jardin, et après trois jours, si Dieu le veut, vous enverra l’image de sa tombe dans le jardin. Le sud arabe. » Troublantes précisions qui m’ont poussé — en conjugaison avec plusieurs autres indices — à mettre en doute les compétences du moteur de traduction Google. Au début de mon séjour, le parler poétique des Adénis me laissait pas de me ravir ; désormais mon ravissement cède le pas à une sourde suspicion.
En tout cas je n’ai trouvé ni le chien ni la tombe. Mais Dieu a voulu que la reine trône à nouveau à sa place d’origine — ombragée, comme le prophète Jonas, par un ricin, la main droite posée sur le sceptre, la gauche tenant l’orbe cruciforme. Le promeneur distrait pensera qu’elle porte, elle aussi, le niqab : mais non. Ce sont bien ses traits à découvert, tout empreints d’austérité britannique ; ce regard vigilant d’une impératrice des Indes qui contemple, sans ciller jamais, les intérêts permanents de l’Empire. Pourtant, Victoria, où est ta victoire ? Il me semble entrevoir, là-bas, les colonnades mitées de l’ex-Hôtel de l’Europe : on en a fait une pharmacie.
Quant à celui d’Arthur, le Grand Hôtel de l’Univers, encore une fois c’est peau de balle : à croire que Rimbaud n’a rien laissé à Aden, rien. Je commence à me demander s’il y avait seulement apporté quelque chose.
… Ce qu’il a dû s’emmerder, quand même. Ce qu’il a dû s’emmerder ! Ce pauvre Arthur. Ça me bouleverse.
Ma femme appelle : elle veut savoir si je vais toujours bien depuis la dernière fois. Je pressens que ce n’est qu’un prétexte, et j’ai raison. Elle voulait surtout m’entretenir de ce qu’ils lui disent, maintenant : « Ils me disent maintenant que l’ordinateur ne peut pas se connecter au réseau parce qu’il est introuvable. »
Je conçois ses alarmes : deux réunions de travail sur Zoom l’attendent encore, avant le cyber-apéritif avec ma mère. Le compte à rebours est enclenché — et c’est ce moment-là qu’ils ont choisi, comme de juste, pour lui dire que son ordinateur ne peut pas se connecter au réseau parce qu’il est introuvable. Je tâche de la réconforter : le réseau se retrouvera bien tout seul ; ils s’en apercevront ; ils n’oseront plus l’importuner. Il faudra bien qu’ils en finissent, un jour ou l’autre, avec leurs persécutions. Ils ne nous font pas peur. Nous sommes en guerre ; ils ne gagneront pas toujours. Au reste, si ça se trouve, ils n’en ont pas personnellement après ma femme ; allez savoir ce qu’ils veulent vraiment. Leurs mobiles, comme leur identité, nous restent obscurs.
Mais après que nous nous sommes quittés, le découragement m’étreint. Pour moi aussi, le réseau patine — signe manifeste que l’heure des cyber-apéros a sonné en Europe. Je me retrouve coincé dans ce panorama à 360 degrés du photographe amateur Hussien Muhammad Sadeq Ali Alsalahi, inlassable témoin d’Aden — je crois bien que c’est lui qu’on aperçoit tout au fond, confortablement assis près du parc à enfants grillagé sans enfants. Un panorama photographié en janvier 2019 et dont, malgré la relative variété, j’ai tout de même assez vite fait le tour. Aussi je croque une chips, la dernière : car non seulement j’ai fini le paquet et n’en ai plus d’autre, mais j’ai utilisé tantôt mon attestation de sortie quotidienne.
J’ai beau me dire que c’était ça ou un énième journal de confinement. Que ce carnet de voyage, d’un genre nouveau, se justifie par les circonstances. Qu’il n’est que le prolongement légitime d’une haute tradition littéraire — tradition qu’il faut bien actualiser, selon les déterminations historiques et sociales de mon temps. Qu’on ne voit pas en quoi Google Street View aurait à rougir devant les caravanes d’Ibn Battuta, les boutres de Chateaubriand ou les vapeurs de Loti. Que j’ai bien le droit, si ça me chante, de passer le confinement à cliquer dans les panoramas de pays où je n’ai jamais mis les pieds, tout en croquant des chips. Et de me jouer, en boucle, la belle chanson du groupe Desireless : « Voyage, voyage ». En pyjama. Pendant que ma femme, dans la pièce à côté, gagne le pain du ménage. J’ai beau me le dire, je n’arrive plus à me convaincre. J’ai perdu le sens de mon projet, j’ai perdu Arthur, perdu le réseau, je me suis perdu dans Aden ; j’ai laissé ma femme à une visioconférence. Alors j’écris ces lignes.
Et puis j’attends, en vain, que Dieu m’envoie l’image de la tombe du chien dans le jardin : il faut croire que je n’en suis pas digne.
15 avril.Je n’ai trouvé Arthur nulle part. « Vous ne vous figurez pas du tout l’endroit », écrivait-il à sa famille : non, on ne se le figure pas.
Je fouille, avec abattement, les gravats du dernier passé littéraire d’Aden, qui n’a déjà plus rien à voir avec Rimbaud. Il y a le Rock Hotel, sorte de guimauve en ciment ramollie par le soleil. Cette affreuse marina, construite autour d’un caillou dans les années 50, était devenue vingt ans plus tard, aux heures glorieuses de la République démocratique, un club de vacances pour toute l’internationale d’extrême-gauche : repaire d’espions, de terroristes en fuite, de théoriciens de la lutte armée. Tout ce qui avait, un jour ou l’autre, fait sauter un avion se retrouvait alors au grill panoramique du Rock Hotel : forcément, les auteurs accoururent. Sur la recommandation amicale de quelques citoyens concernés, l’établissement s’est décidé à mettre la clé sous la porte. Son caillou a résisté à leurs bombes et sa guimauve est toujours là, vers l’extrémité du Croissant. Je n’ai rien à en dire.
Ou bien, le bar du Sailor’s Club, dont je n’ai pas retrouvé les fers bleus : il a sauté, peut-être. Là encore, l’écrivain des années 70 ayant opté, par inclination personnelle ou par carriérisme, pour la virile posture du boit-sans-soif amateur de pistoleros (c’était ça ou dandy amateur de collégiennes) pouvait, autour d’un gin tonic réputé dans tout le monde arabe, causer révolution avec les terroristes d’antan. Je veux dire des gens qui, comme ceux d’aujourd’hui, en tuaient d’autres pour des raisons. Mais les raisons de ces gens-là pouvaient, en cette époque lointaine, encore vaguement s’expliquer, à tout le moins vaguement se discuter. Ça donnait un début d’intérêt aux débats ; le gin et l’exotisme se chargeaient du reste.
La guerre civile, la vraie, a fait justice de ces inspirations littéraires : la révolution n’était pas un dîner de grillades. Je trouve ça tout de même énervant, ce retour par la fenêtre de l’histoire, dans les récits de voyage.
Plein de mélancolie, je laisse mes clics me guider dans la ville, au hasard des panoramas. Les millénaires citernes de Tawila, vastes réservoirs d’eau de pluie taillés dans le rocher (« Nous, les fils du pays, avons détruit l’avenir » commente Omar qui leur décerne cinq étoiles) ; le terrain de foot du Shamsan, pelouse nue à l’ombre des montagnes ; ce foutu parking de la compagnie yéménite des farines, où il n’y a toujours rien à voir — je sentais bien que je retomberais dessus un jour. Près du Musée national, où des stèles millénaires consignent l’histoire du royaume de Saba, un champ de ruines. La forteresse de Sira, noire contre le ciel bleu : on est en janvier 2020, les gens sont venus voir le soleil se coucher sur la ville. Ils sont heureux ; j’en vois sourire ; je m’aperçois que ça m’avait manqué. Certains lèvent le drapeau du Sud-Yémen ; et leur soleil séparatiste glisse derrière les murailles du paradis terrestre, orangeant les bétons que la mer vient tremper.
L’heure est poignante : dans le fond passe une femme, avec ce port altier qui devait être, déjà, celui de la reine de Saba, et cette souplesse de panthère que je ne sais qu’aux Yéménites. (Bien que la littérature aime à comparer les femmes aux panthères, une longue expérience de la vie et des zoos a fini par me convaincre qu’une telle comparaison est rarement motivée ; je fais toutefois une exception concernant les Yéménites.) Crispé sur mon pavé tactile, je cherche les traits de la passante entrevue — douleur qui fascine, et plaisir qui tue : j’en ai croisé si peu dans Aden ! Mais avec le niqab, c’est pas facile. Allons, il faut zoomer ailleurs — bien loin d’ici ; trop tard ; jamais, peut-être.
Ô vous, mes amis, que le soleil inonde dans vos appartements confinés, vous ne mesurez pas la solitude de l’écrivain-voyageur virtuel. Rien ne saurait se comparer à ma tristesse.
Au soir. Ma décision est prise : demain, je pars. L’air marin brûlera mes poumons.
J’ai cliqué dans Aden avec plaisir, je la quitte sans regret. Mon séjour m’a convaincu que cette ville d’une inimaginable mocheté, pleine de passants fourbes et de femmes en sac, n’a strictement rien à m’apprendre sur Rimbaud ou la littérature. Aden n’est qu’un roc affreux ; un cloaque de rêveries coloniales ; une verrue désolée sur la face du Tout-Puissant — s’il la conserve, c’est pour notre humiliation.
Qu’importe ! Rimbaud a foutu le camp, je ferai de même. Je retrouverai sa trace dans les mystiques montagnes d’Abyssinie. Il y a forcément là-bas, quelque part, quelque chose de sublime à comprendre. Parce qu’enfin, on n’écrit pas Une saison en enfer pour s’en aller ensuite brader en gémissant des pétoires tout au fond du Choa — et rêver, sous les étoiles, d’un retour au pays pour se caser avec bobonne ! Ce serait trop triste ! Il y a tout de même des ponts, entre la littérature et la vie ! Sinon à quoi bon écrire des récits de voyage ?
… Franchement ?
Une mouche ivre agace mon front en nage ; je prends une autre chips dans le carton tubulaire (j’ai refait le plein ce matin). Le docteur m’a dit d’y aller mollo sur les gâteaux apéritifs, rapport au sel et à l’acrylamide, mais je m’en fous. Écrire, ce n’est pas mener sa vie comme on gère un commerce : c’est la brûler tout entière, c’est sauter à pieds joints dans le vide, tout y risquer et tout y perdre — alors je la croque, cette autre chips, je deviens la chips, je me consomme par les deux bouts.
… À nous deux, Arthur !
16 avril.Je crois que je me suis perdu.
Je ne comprends toujours pas ce qui a pu se passer. Mon intention était de glisser mes pas dans les semelles de vent d’Arthur : j’eusse embarqué pour Djibouti sur un cargo de rouille accablé de soleil et suivi de requins tristes ; il se serait appelé l’Aphinar ; son capitaine, ancien de la Navy, aurait bu tout du long pour oublier un ami noyé par sa faute. Au soir mourant, dans l’Afrique mystérieuse, quelque taxi poudreux nous aurait emportés, ma mélancolie et moi, jusqu’au poste-frontière de Guelile. Sautant alors dans un camion de chèvres en partance pour le sud, j’aurais traversé les hautes savanes de Sitti pour rejoindre Dire Dawa, la ville du Remède, et enfin, la cité sainte de Harar — où Rimbaud, « perdu au milieu des nègres » comme il l’écrit si joliment, passait le temps à mâchonner du qat en caressant des hyènes.
Malheureusement, et sans même parler du mal que j’ai pu me donner pour réunir ne fût-ce qu’une partie de ces ingrédients sur Internet, je crois qu’il y a eu un bug du côté de Google — ou alors, j’ai cliqué de travers.
Voilà plusieurs heures que je déambule sur une route de terre ocre, qu’arrose une pluie diluvienne tombant sans discontinuer du ciel gris, et qu’enserrent de sinistres bananeraies noyées dans la brume. Manifestement ce n’est pas Djibouti. Je ne croise, en de rares occasions, qu’un pick-up Toyota ou bien, traversant un hameau, une coiffeuse assoupie devant sa baraque en tôle. Les rares enseignes, peintes à la main, sont en anglais, en sorte qu’après de profondes méditations j’ai cru pouvoir identifier, dans ma situation présente, un quelconque faubourg de la ville de Nairobi, au Kenya.
Comment j’ai atterri là, je l’ignore. Mais si mes calculs sont exacts, cela me place à 1 920 kilomètres de ma destination, Harar — soit 319 000 clics environ. Je ne sais pas si j’aurai assez de chips pour aller jusque-là, d’autant que je doute de la direction à prendre (le nord, j’imagine) ; que le soir tombe ; et que j’ai promis de sortir la poubelle.
J’aperçois des brebis malingres à l’enclos ; un gosse, chargé d’un pneu, me jette un regard hostile — impression qui pourrait s’expliquer par le floutage des visages dans Google Street View. Je me remets en route. Il s’agit de ne pas lambiner ; je ne suis pas rendu. Mais qu’importe : le sens n’est pas dans le but, il est dans le chemin.
17 avril.J’ai laissé derrière moi, depuis longtemps, les derniers signes de civilisation et je progresse, sous un ciel de plus en plus gris, au long d’une route défoncée serpentant à travers de denses feuillus — végétation typique des forêts tropicales du Rift est-africain. Aucun carrefour en vue ; la route n’en finit pas. Le silence, oppressant, n’est plus rompu que par les clics de mon pavé tactile. Parfois, au hasard d’un tournant, les ramures s’entrouvrent pour me montrer, au loin, une noire et menaçante montagne, toujours la même. Son sommet reste obstinément caché par une couronne de nuages d’une blancheur surnaturelle. Chaque fois que revient cette vision, un obscur pressentiment m’étreint. Où suis-je donc ? Le seul panneau de signalisation que j’aie rencontré depuis des heures mentionnait ce mot : « Tekeli-li ». Serait-ce le nom de la montagne ? Je ne puis qu’espérer avoir retrouvé la piste d’Arthur.
Selon mes calculs, à supposer que j’aie pris la bonne direction, il me reste 83 000 clics avant la frontière éthiopienne. Pour l’instant le moral est bon, le réseau stable, et je n’ai pas mal au doigt. Il m’a pourtant fallu, par prudence, rationner mes chips.
Heureusement je ne suis plus seul : je chemine désormais de conserve avec un 4 x 4 de l’office des forêts kenyan. Au volant du véhicule, un ranger sympathique — dont j’aperçois, de temps à autre, le chapeau en toile, quand la grande ombre du feuillage tombe sur son pare-brise. J’ai décidé de l’appeler Nu-Nu ; sa présence m’est d’un grand réconfort.
18 avril.Nuit sans incident notable. Je me réveille au point du jour : l’aube est navrante. Je me sens un peu fiévreux mais, hormis cela, dans les meilleures dispositions. Je croque une chips et décide, sans plus attendre, de reprendre ma route pour profiter des heures creuses — m’étant assuré tout d’abord que Nu-Nu, derrière, continuait de suivre.
Nous passons l’équateur dans la matinée. Toujours aucun carrefour en vue ; ciel bouché, monotone — plus gris qu’hier, il me semble. Je file désormais nord-nord-est à un rythme soutenu de trente clics par minute et, si tant est que je puisse encore me fier aux indications de Google, dans une temporalité de juin 2019. Je n’ai pas revu l’inquiétante montagne, mais j’ai passé un autre panneau qui mentionnait ce même nom mystérieux : « Tekeli-li ».
La forêt où je m’enfonce ne donne aucun signe de vouloir s’éclaircir : sa végétation me confine à présent entre un double rempart de troncs toujours plus obliques et moussus, festonnés de mornes lianes, où pousse une plante inconnue dont la feuille rappelle celle du chanvre. Il n’est plus rare que les souches déracinées débordent sur le chemin, creusé depuis peu par de profondes ornières ; s’y découvre la terre rouge sang de l’Afrique orientale.
Je céderais au découragement s’il n’y avait, dans mon dos, le 4 x 4 du fidèle compagnon qui me suit comme une ombre, avec l’admirable dévouement dont témoigne l’âme simple de ces peuples — nos sociétés feraient bien de les prendre en exemple. Une lueur d’espoir, pourtant : au dernier lacis, une trouée me révèle, en contrebas, un tapis de nuages. J’en conclus que je chemine en altitude ; comme il me semble, depuis deux cents clics environ, gravir une pente, je ne désespère pas de gagner quelque hauteur dégagée, où je pourrai enfin m’orienter.
Plus tard. Affreuse déconvenue : débouchant sur l’éminence, je n’ai trouvé que le moutonnement de la forêt hostile. Les feuillages, touffus et glauques, couvraient les pentes de toutes parts, jusqu’à la naissance des nuages dont le tapis courait à perte de vue. Aucun repère dans ce spectacle inhumain : à l’horizon, rien — rien sinon, une fois encore, cette terrible montagne, coiffée de vapeurs blanches qui semblaient palpiter. À sa vue, le sang s’est figé dans mes veines. La route obliquait est-sud-est, pour redescendre au cœur de la forêt. Je n’ai eu d’autre choix que de cliquer plus avant. Arthur, où es-tu ? Sortirai-je jamais de là ?
Plus tard encore. Heures sans contenu ni contour. Le ciel noircit. Désormais le réseau patine : ma progression se fait plus pénible. J’ai perdu, depuis longtemps, le compte de mes clics. Les parois du labyrinthe végétal vont se resserrant toujours, enchevêtrées de troncs énormes. Les rares arbres encore debout sont d’une hauteur prodigieuse ; il y pend de malsaines grappes blanches. La monstrueuse montagne paraît encore aux détours de la route, de loin en loin : il semble qu’elle ne se rapproche jamais. Et toujours ce panneau, rencontré tout à l’heure encore : « Tekeli-li » !
… J’allais croquer une chips, l’une des trois (ou quatre) que je m’autorise désormais toutes les heures, quand un irrépressible instinct m’a poussé à regarder en arrière. Je m’aperçus alors, confirmant mes pires craintes, que Nu-Nu avait disparu !
Peut-être son 4 x 4 avait-il tourné dans une voie secondaire que je n’avais point remarquée. Il était trop tard, maintenant, pour l’aller chercher. Je me retrouvais seul dans cette forêt obscure, ayant perdu mon chemin, sous l’ombre maudite de cette montagne où semblait gravée quelque vengeance.
Mais déjà, en travers de ma route, surgissait une forme qu’on aurait pu croire un artefact du logiciel de photographie — et qui évoquait pourtant, d’une façon manifeste, la silhouette dressée d’un homme, un homme recouvert par un voile et de proportions effrayantes, plus haut que les arbres alentour, un géant dans les yeux duquel
note de la rédaction
Hugues Leroy nous a fait parvenir ce texte tel que nous le reproduisons faute de mieux, privé de sa conclusion, et comportant un paragraphe manifestement lacunaire. C’est d’autant plus regrettable que les passages manquants nous éclaireraient très certainement sur la géographie de son itinéraire arthurien.
Nous avons relancé à plusieurs reprises notre sympathique collaborateur, en vain. Il n’a répondu pour l’instant à aucune de nos sollicitations, et ses amis sont sans nouvelles.
Que les lecteurs du fourbi se rassurent : nous ne manquerons pas de compléter sa contribution sitôt qu’il nous aura fait signe.