La moitié du fourbi Cher Henri Michaux, merci de nous accorder cet entretien. Nous sommes très impressionnés et nos lecteurs et nos lectrices risquent de l’être aussi. Alors, commençons par nous détendre un peu. Car derrière l’écrivain célèbre, il y a aussi un être de chair et de sang. Afin de le rappeler à nos lecteurs et à nos lectrices, et de les mettre pour ainsi dire à l’aise, pourriez-vous nous dire comment cette journée a commencé pour vous ; nous faire toucher du doigt un petit rien de votre vie quotidienne ?
Henri Michaux Tandis que je me rasais ce matin, étirant et soulevant un peu mes lèvres pour avoir une surface plus tendue, bien résistante au rasoir, qu’est-ce que je vois ? Trois dents en or ! Moi qui n’ai jamais été chez le dentiste.
mf À présent, la glace est brisée. Avant que nous abordions le nœud gordien de cet entretien, à savoir l’écriture du voyage et le voyage de l’écriture dans votre œuvre, cher Henri Michaux, je commencerai par une question annexe, qui vous semblera peut-être un peu trop en prise sur les événements actuels, mais que pensez-vous de cette mesure de confinement qui a été instaurée depuis le 17 mars ?
hm Vous comprenez, il y avait trop de monde dehors, comment les surveiller ? Ils allaient partout. Il devenait pratiquement impossible de les tenir et puis, forcément, ils recevaient par les spectacles de la rue et de partout des impressions diverses. Alors ? L’Unité d’un peuple, nous n’allions quand même pas la laisser partir en miettes…
mf Et à présent, quel nouvel espace social se tisse à vos yeux devant nous ?
HM Voici le lieu du morne et de l’enroulé et de la reprise indéfinie.
mf C’est un bon début, il me semble. Bien sûr, nous allons parler de l’écriture du voyage et du voyage de l’écriture dans votre œuvre, cher Henri Michaux, mais la période que nous vivons actuellement est un peu particulière, alors restons encore un peu dans ce présent-ci. La situation qui est aujourd’hui la nôtre, comment la vivez-vous ? Vous a-t-elle donné l’occasion de mettre en place certains protocoles, certains rites ? De prendre des habitudes nouvelles ?
HM Une habitude très mienne. Voici les circonstances : c’est quand je suis étendu et que néanmoins le sommeil ne vient pas. Alors je me comble. Je me donne en esprit tout ce qu’il me plaît d’obtenir. Partant de faits personnels toujours réels et d’une ligne si plausible, j’arrive doucement à me faire sacrer roi de plusieurs pays, ou quelque chose de ce genre.
mf Effectivement, cette méthode semble intéressante. Mais avant d’aborder la question centrale de l’écriture du voyage et du voyage de l’écriture dans votre œuvre, j’aurais aimé savoir une chose : est-ce que, comme beaucoup de nos concitoyens, vous ne vous sentez pas quand même en manque d’exercice physique ?
HM Non. Au fond je suis un sportif, le sportif au lit. Comprenez-moi bien, à peine ai-je les yeux fermés que me voilà en action.
mf C’est intéressant, vous pouvez nous donner quelques précisions ?
HM Bien sûr. Ce que je réalise comme personne, c’est le plongeon. Je ne me souviens pas, même au cinéma, d’avoir vu un plongeon en fil à plomb comme j’en exécute. Ah, il n’y a aucune mollesse en moi dans ces moments. Et les autres, s’il y a des compétiteurs, n’existent pas à côté de moi. Aussi n’est-ce pas sans sourire que j’assiste, quand exceptionnellement ça m’arrive, à des compétitions sportives. Ces petits défauts un peu partout dans l’exécution, qui ne frappent pas le vulgaire, appellent immédiatement l’attention du virtuose ; ce ne sont pas encore ces gaillards-là, ces « Taris » ou d’autres, qui me battront. Ils n’atteignent pas la vraie justesse. Je puis difficilement expliquer la perfection de mes mouvements. Pour moi ils sont tellement naturels. Les trucs du métier ne me serviraient à rien, puisque je n’ai jamais appris à nager, ni à plonger. Je plonge comme le sang coule dans mes veines.
mf C’est extraordinaire, cette capacité ! On a l’impression, et peut-être, l’air de rien, abordons-nous déjà par la bande cette question, centrale dans votre œuvre, de l’écriture du voyage et du voyage de l’écriture, que le rêve et la rêverie vous ouvrent des univers insondables ? Afin de vous glisser au mieux dans ces univers parallèles, dormez-vous beaucoup monsieur Michaux ?
HM Oh ! Non ! Je ne peux pas me reposer, ma vie est une insomnie, je ne travaille pas, je ne dors pas, je fais de l’insomnie, tantôt mon âme est debout sur mon corps couché, tantôt mon âme couchée sur mon corps debout, mais jamais il n’y a sommeil pour moi, ma colonne vertébrale a sa veilleuse, impossible de l’éteindre.
mf Ah, je comprends. Et auriez-vous un exemple plus concret de la forme que peuvent prendre vos insomnies ?
HM Toute la longue nuit, je pousse une brouette… lourde, lourde. Et sur cette brouette se pose un très gros crapaud, pesant… pesant, et sa masse augmente avec la nuit, atteignant pour finir l’encombrement d’un porc. Pour un crapaud avoir une masse pareille est exceptionnel, garder une masse pareille est exceptionnel, et offrir à la vue et à la peine d’un pauvre homme qui voudrait plutôt dormir la charge de cette masse est tout à fait exceptionnel.
mf Si l’on met de côté ces problèmes d’insomnie, vous n’avez finalement pas l’air de vous plaindre vraiment de la situation présente… On dirait presque que vous y trouvez certaines commodités. Pourtant le manque de relations sociales, de contacts physiques…
HM Il y a pour moi une drogue dans la chasteté. Son effet : les mouvements vites, la colère, et la peur, le sentiment musical. Quand je suis lent, je suis peintre, bête, acceptant et abandonné : ma chute après la femme. Dans la chasteté la parole ne peut me suivre. Je m’imagine toutes choses à la vitesse que passent pour posséder les personnes sur le point de se noyer.
mf Très bien, et je sens que nous nous approchons peu à peu de la question de l’écriture du voyage et du voyage de l’écriture dans votre œuvre, mais… Quid de l’extérieur ? du dehors ?
HM Le rat, après deux heures en plein soleil, est perdu. Il va faire du cancer solaire. Qui ne l’excusera, après cela, de préférer l’ombre fortifiante des égouts ?
mf Et pensez-vous que la situation actuelle va apporter des changements majeurs dans nos modes de vie urbains ? Henri Michaux, comment voyez-vous la ville de demain ?
HM Il n’y a dans la ville aucun souffle. Les véhicules sont garés, définitivement garés. Rien ne crie, rien ne désire. D’une statue fendue, trois morceaux s’élancent, se détournant en colère les uns des autres, comme soulevés par d’impardonnables reproches. La funèbre ville n’a pas de sortie, des rues mortes se croisent et se referment sur elles-mêmes. Un liquide fangeux et noirâtre occupe des canaux à l’odeur nauséeuse et un humide hostile aux poumons et à l’os, et à la conservation de la vie humaine, vient en traître envahir la cité de larges zones inamicales à l’homme.
mf Merci d’avoir joué le jeu des préliminaires. Nous allons enfin pouvoir aborder la question de l’écriture du voyage et du voyage de…
HM Quand donc pourrai-je parler de mon bonheur ?
mf Pardon ?… D’accord, eh bien, si vous le souhaitez, je vous écoute.
HM Il n’y a dans mon bonheur aucune paille, aucune trace, aucun sable.
mf Bien, mais encore…
HM Il n’a pas de limite, il n’a pas de…, pas de.
mf Je vous écoute…
HM Il ne va nulle part. Il n’est pas à l’ancre, il est tellement sûr qu’il me désespère. Il m’enlève tout élan, il ne me laisse ni la vue, ni l’oreille, et plus il… et moins je…
mf Oui ?
HM Il n’a pas de limite, il n’a pas de…, pas de.
mf Un souvenir, peut-être ? Pour donner une forme plus parlante à cet insaisissable bonheur ?
HM Sa peau était de velours, du plus beau vert bleu, aux îles orangées, mais froides et poilues. Fasciné, je contemplais la procession ondulante et perverse de chairs dodues, progressant souverainement vers moi, reine et caravane. Monstrueuse compagnie. Cependant lorsqu’elle fut proche à me toucher, l’esprit comme de celui qui va à la guillotine, mais corps consentant, haletant, je m’abandonnai. Ce fut ensuite une vingtaine de centres musculeux et avides faisant siège de mon être débordé. Orage, long orage, cette nuit.
mf Merci beaucoup, cher Henri Michaux, pour cette confidence… Nous allons donc pouvoir revenir sur cette dimension particulièrement prégnante de votre œuvre : l’écriture du voyage et le…
HM Quand donc pourrai-je parler de mon bonheur ?
mf Euh… Il me semble que vous venez de le faire, non ? Je propose plutôt que nous avancions et que…
HM Démons féminins de l’excitation de l’encre du désir, triangulaire visage en poils de tentation, où percent, où coulent cent regards de pluie, cent regards accrocheurs, de regards pour regards en retour. Petite araignée noire, naine et crachant lentement…
mf Excusez-moi de vous interrompre, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, c’est moi qui dirige l’entretien et j’ai l’impression qu’il est en train de prendre un tour, comment dire, un peu décousu…
HM Nous sommes toujours trois dans cette galère. Deux pour tenir la conversation et moi pour ramer.
mf Je ne vois pas pourquoi vous considérez que nous sommes trois et, de plus, j’ai quand même l’impression que celui qui rame le plus en ce moment, c’est moi… Alors permettez-moi de reprendre, si vous le voulez bien, la conduite de cet entretien. Vous voulez bien ?
HM Parfois, tout d’un coup, sans cause visible, s’étend sur moi un grand frisson de bonheur.
mf Excusez-moi, mais comme je vous le disais, il me semble que…
HM Venant d’un centre de moi-même si intérieur que je l’ignorais, il met, quoique roulant à une vitesse extrême, il met un temps considérable à se développer jusqu’à mes extrémités.
mf Je souhaitais donc que nous parlions à présent de votre rapport au voyage, et je pense que nos lecteurs impatients…
HM Ce frisson est parfaitement pur. Si longuement qu’il chemine en moi, jamais il ne rencontre d’organe bas, ni d’ailleurs d’aucune sorte, ni ne rencontre non plus idées ni sensations, tant est absolue son intimité.
mf Merci ! Les voyages, donc !!! Dans un numéro dont le thème central est DEHORS, il me semblait intéressant, plutôt que nous égarer, de revenir sur la question de l’écriture du voyage et du voyage de l’écriture dans votre œuvre. Le voyage…
HM Mais où est-il, ce voyage ?
mf Eh bien, c’est un peu la question que je vous pose…
HM Autrefois je pondis un œuf d’où sortit la Chine.
mf Ah ! Nous y voilà. Je vois que vous y mettez enfin un peu de bonne volonté. Alors en effet, puisque vous l’évoquez, vous avez effectué plusieurs voyages en Asie dans les années 1930, et…
HM C’est assez dire que je pondais gros.
mf Vous me l’enlevez de la bouche. Vos voyages en Asie, donc…
HM Je te salue quand même, pays maudit d’Équateur.
Mais tu es bien sauvage,
Région de Huygra, noire, noire, noire,
Province du Chimborazo, haute, haute, haute,
Les habitants des hauts plateaux, nombreux, sévères, étranges.
« Là-bas, voyez, Quito. »
Pourquoi me frappes-tu si fort, ô mon cœur ?
Nous allons chez des amis, on nous attend.
« Quito est derrière cette montagne. »
Mais qu’y a-t-il derrière cette montagne ?
Quito est derrière cette montagne.
Mais que verrai-je derrière cette montagne ?
mf Ah ? Je vois que vous préféreriez peut-être que nous évoquions finalement plutôt votre période sud-américaine ?
HM Non.
mf C’est-à-dire ?
HM Aucune contrée ne me plaît : voilà le voyageur que je suis. Pourquoi les voyages m’intéresseraient-ils ? Ce n’est pas ça. Ce n’est jamais ça. Je peux l’arranger moi-même, leur pays. De la façon qu’ils s’y prennent, il y a toujours trop de choses qui ne portent pas.
mf Pourtant, dans certaines de vos lettres…
HM Les lettres.
mf Oui, justement.
HM Les lettres.
mf Quoi, les lettres ?
HM Quand je songe qu’il y a deux ou trois ânes qui se sont imaginé avoir reconstitué la vie de Rimbaud d’après sa correspondance !
mf Bon, soit. Alors revenons à votre œuvre. Certes, vous avez toujours entretenu un rapport complexe, subjectif et sceptique à la question du voyage. Il y a comme une hésitation fondamentale, dans vos livres, entre, comment dire, une écriture du voyage et les voyages d’une écriture… Mais l’on vous doit tout de même des pages émouvantes sur certaines contrées du monde. Et puisque vous nous parliez de l’Équateur, ce pays de montagnes, je me…
HM Les montagnes, j’en mets où et quand il me plaît, où le hasard et les complaisances secrètes m’ont rendu avide de montagnes, dans une capitale, encombrée de maisons, d’autos et de piétons préparés exclusivement à la marche horizontale et à l’air doucereux des plaines. D’ailleurs, ce sont les volcans, mes montagnes, et fin prêts à cracher une nouvelle hauteur en moins de deux. Ils s’élèvent donc entre les pâtés de maisons du reste affreuses qu’ils bousculent pour prendre place, la place qu’ils méritent. Ils sont là maintenant.
mf D’accord. Ne prenez pas la mouche… Je voulais simplement dire que l’on trouve, ici ou là, des instants de grâce, une forme de rapport immédiat au monde qui vous fait face, des petites incises délicieuses, qui nous laissent douter, soudain, de votre haine du voyage. Tenez, prenons par exemple cette phrase extraite de Un Barbare en Asie et qui avait particulièrement retenu mon attention : « Entre toutes les gares du monde, la gare de Calcutta est prodigieuse. » N’est-ce pas de la vraie littérature de voyage, ça ?
HM Ça n’arriva pas trop souvent.
mf Peut-être, mais ça arriva tout de même… Et quand, un peu plus loin, vous ajoutez encore, toujours à propos de la gare de Calcutta : « Il y a quelque chose comme trente voies et autant de quais. » On est quand même bien dans le vif du sujet, non ?
HM Triste figure celle qui vous écoute.
mf Peut-être. Mais je ne dis rien encore de cette phrase émerveillée, qui me fait monter des larmes à chaque fois que je la relis : « Le Gange apparaît dans le brouillard du matin. » Ce n’est pas rien, tout de même…
HM Appuyez-vous sur mon épaule, mon enfant.
mf Oh ! Ne soyez pas moqueur. Un peu de sincérité, s’il vous plaît. Seriez-vous capable de nous livrer un seul souvenir qui vous ait plus marqué que celui-ci ?
HM Il y a un mendiant qui, sans mains, et les jambes paralysées, se traînant sur les genoux, portant une besace attachée par une corde aux reins, qu’il traîne à deux mètres derrière lui, parcourt le grand boulevard de Calcutta le matin.
mf …
HM Et pour la beauté on verra plus tard.
mf Merci, cher Henri Michaux, je pense que nous avons fait un peu le tour de la question de l’écriture du voyage et du voyage de l’écriture dans votre œuvre. Notre entretien s’achemine, plus ou moins sereinement, vers son terme. Nous allons donc essayer de revenir à l’essentiel…
HM Quels efforts !
mf Je vous remercie… Voilà, au vu de la thématique de notre numéro 11, j’aurais voulu vous poser cette question : quelle différence substantielle voyez-vous entre le dedans et le dehors ?
HM Dedans c’est la fumée. Dehors c’est la fureur.
mf Merci beaucoup pour cet effort de synthèse. Avant de nous quitter, j’aimerais revenir un instant sur la situation actuelle, si particulière, et qui nous préoccupe tous. Je suppose que vous suivez un peu les débats actuels qui animent les médias ?
HM Saison d’opérettes dans une troupe castillane.
mf Alors que pensez-vous de la manière, si vous avez un avis, dont la personne qui dirige notre pays gère actuellement la situation ?
HM Il en est bien embarrassé de sa double-tête et bien mieux s’en tirerait avec une seule. L’une pour penser, ça va. Une à l’autre bout pour évacuer, c’est moins bien. C’est même une affreuse gêne et qui le conduit plutôt à choir. Double-tête n’en a cure. C’est fait. C’est terminé. Si fort que ses intentions aient pu changer, la forme est prise et lui dedans. Il n’a qu’à continuer, malgré l’erreur à présent évidente.
mf Et pour boucler la boucle, revenons à l’humain. L’humain qui fait aussi l’écrivain ! Qu’allez-vous faire lorsque cet entretien, auquel j’espère vous aurez pris plaisir, sera terminé ?
HM Je vais mettre la radio afin d’entendre de la musique. Sans en avoir le moindre désir. Je me force. Décidément c’est le jour où je m’applique.
mf Alors, et nous en aurons fini, une toute dernière demande. Auriez-vous un message à délivrer nos lecteurs et à nos lectrices dans le contexte de notre très prochain déconfinement ?
HM Allons, ayez confiance, une nouvelle guerre se prépare.
Propos recueillis par Frédéric Fiolof.